« Nénette, pour la soirée-belote chez toi demain soir, sur le principe c’est okay mais je suis embêtée car je sens qu’il va se passer une merde demain qui va faire que ça va être annulé. Plutôt que de te faire faux bond au dernier moment, c’est possible de remettre ça à plus tard ? S’il y a lieu, en fait… »
Une soirée-belote entre couples alors que je ne me sens pas ‘en couple’, je préfère annuler plutôt que d’entrer dans un jeu de dupes. J’aime pas trop les choses inutiles et les faux-semblants, en ce moment.
Dimanche 25 octobre 2020 # COUVRE-FEU J+9 # LA REVELATION
10.45. En plein ménage avec une nouvelle playlist dans les oreilles, je m’octroie une pause avant l’aspirateur pour me mettre à danser comme une damnée dans le salon. Un milliard de pensées tourbillonnent dans ma tête. C’est comme si je cherchais à les faire sortir en comptant sur la force centrifuge de mes pas de danse endiablés.
Je repense entre autres au dernier appel de Bradley cette nuit. Malgré le fait qu’il m’ait cueillie en plein sommeil, nous avons pu converser de façon relativement cohérente. Mais j’ai senti au timbre de sa voix que quelque chose n’allait pas. J’ai même pressenti que ce soir, il ne me rejoindrait pas après avoir déposé ses enfants chez son ex-femme.
Son ton a même radicalement changé tandis que je soulignais la mentalité un peu décalée des parents d’Andrew qui plaît à mon esprit un peu loufoque, comme ça, parce que cela me faisait plaisir d’en parler. Il m’a dit sans détours qu’il s’en foutait, que cela ne l’intéressait pas. Tout comme lorsque j’ai commencé enfin à m’exprimer à voix haute au sujet de mes craintes, de mes interrogations, de mes errements à moi, il m’a vertement rabrouée car c’était trop cafouilleux à son goût, il avait assez de son merdier à lui pour ne pas vouloir s’en adjoindre un autre.
Là, c’est en moi que cela a cloché. J’ai bien compris que ce n’était absolument pas nécessaire à l’évolution de son schmilblick mais toutes ces miettes de moi font partie de moi, de les éjecter de la sorte, c’est comme de me claquer la porte au nez, c’est blessant.
Ce n’était pas la première fois mais c’était bien la dernière. Stop. Fini de me bousculer. J’ai pu trouver sa brusquerie rafraîchissante au début mais là, ça m’emmerde. Son égocentrisme aussi. Alors oui, sa dépression. Mais moi, je ne trouve pas ma place dans sa grotte mentale, je pense d’ailleurs qu’il n’y a plus de place tout court, alors à quoi bon, ça ne mènera nulle part.
Et de cheminement en cheminement, tandis que mon corps communie sur la musique, étonnamment sans aucune douleur, une lumière se fraye un passage en moi et d’un seul coup, elle se met à m’irradier de la tête aux pieds, atome par atome, jusqu’aux tréfonds de mon âme.
Ce n’est pas une transcendance comme il y a une semaine mais une révélation. Une éclosion. Ma longue gestation est arrivée à son terme. Tout m’apparaît alors dans une clarté absolue, je suis empreinte d’une infinie sérénité qui fait poindre sur mes lèvres un sourire rayonnant de bonheur.
Je me suis reconnectée à mon centre d’énergie intérieure. J’ai retrouvé ma lumière. Celle que j’ai perdue depuis bien trop longtemps. Je sais enfin qui je suis. Ce que je veux. Ce que je dois faire. Je sais que je suis assez forte désormais pour partir guerroyer contre les ténèbres, bardée de mon oriflamme de lumière. Un peu comme Gandalf, mon autre idole.
Ainsi, je ne suis pas faite pour être ‘en couple’ ni même pour être amoureuse. Car mon cœur, c’est mon âme et cette dernière se nourrit d’autre chose que de sentiments. Ça ne veut pas dire que je ne peux plus aimer, bien au contraire. Mais plus comme avant.
Avant, je ne savais que me jeter à corps perdu dans une passion-fusion que je savais éphémère, sans chercher à vouloir construire quoique ce soit. Je ne faisais ni plus ni moins que le tour de l’autre en prenant ce dont j’avais besoin. Une fois que je n’avais plus rien à vampiriser, l’autre n’avait plus d’intérêt pour moi et notre histoire non plus. Je croyais que l’amour m’apporterait la lumière, je n’avais pas compris que c’était le contraire…
Pour ce qui est de Walter, nous deux n’ayant jamais eu lieu, je n’ai jamais pu faire le tour de lui, ce qui explique certainement la longévité exceptionnelle de notre ‘histoire’, notre maelstrom de frustration et de fantasme. Jusqu’à ce que je comprenne enfin son absurdité.
D’ailleurs, il y a sept ans juste après ma ‘rupture’ avec Walter, j’en étais déjà venue à cette conclusion : as no one is good enough for me and as I am no good either for anyone, I’ll be a better person to everyone if I remain by myself.
Pareil il y a deux mois, ce que j’ai appelé mon souhait de couvent en réclusion émotionnelle. Peu après, j’ai revu Bradley qui, comme un chien dans un jeu de quilles, m’a faite remettre cette résolution en question, presque contre mon gré. D’où cette dissonance que j’ai perçue quasiment dès les premiers jours.
Je n’ai jamais ressenti ni n’ai revendiqué ma place dans les bras de qui que ce soit. A part peut-être dans ceux de Bradley il y a 23 ans. Je ne me rappelle de pas grand-chose de cette époque, c’est vrai, mais je me souviens tout de même de ce que j’ai pu éprouver auprès de lui à un moment donné, un sentiment naturel et légitime d’appartenir à un tout. D’être chez moi.
Mais il a tant changé. Complètement brisé, lui aussi. Et il lui reste un si long et si douloureux chemin à parcourir avant de se trouver que je ne suis pas sûre qu’il ait suffisamment de ressources en lui pour les allouer à une autre cause que la sienne. Quant à moi, maintenant que j’ai trouvé un sens à ma vie et que je suis prête à me jeter de l’avant sans peur ni regret, je ne suis pas sûre de pouvoir l’attendre.
J’ai de plus cette chanson qui trottine en moi. Je sais que c’est ça que je veux ultimement avec quelqu’un. Mais je ne peux ni ne veux l’exiger de qui que ce soit. Et je doute fort que Bradley en soit là, voire qu’il puisse un jour incarner ces mots en toute justesse :
Je veux partager le reste de ma vie avec quelqu’un
Qui partage mes pensées les plus secrètes et mes détails les plus intimes
Quelqu’un à mes côtés avec tout son soutien, en retour, il aura le mien…
Lorsque je souhaiterai parler du monde dans lequel on vit, de la vie en général, il saura m’écouter
Même si je peux avoir tort ou si mes opinions peuvent être faussées
Il m’écoutera jusqu’au bout mais ne se ralliera pas pour autant à ma façon de penser
Souvent d’ailleurs, il ne sera pas du même avis que moi
Mais au bout du compte, il me comprendra…
Je veux quelqu’un qui m’aime passionnément
De toute son âme, de tout son souffle, à rêver, à respirer
Quelqu’un qui m’aide à voir les choses sous un angle différent
Et tout ce que je déteste, j’en viendrai peut-être à l’aimer…
Je ne souhaite pourtant pas me lier à qui que ce soit
Je fais en sorte d’ailleurs que cela ne soit pas le cas
Mais lorsque je m’endors, je veux quelqu’un qui mette ses bras autour de moi
Et qui m’embrasse… tendrement, juste comme ça.
Cette évidence entre nous, celle qui nous a réunis, celle que l’on a suivie depuis un mois, peut ainsi paraître dépassée et hors sujet aujourd’hui. Mais en fait, non. Lui comme moi n’avons certes pas réussi à la définir jusqu’à ce jour mais cela ne signifie pas qu’elle ait disparu. Pour ma part, je la sens même s’aviver en moi de façon spectaculaire.
J’ai la certitude de devoir être dans sa vie pour lui transmettre quelque chose. Je crois que c’est ma lumière. Un juste retour des choses car c’est lui qui a provoqué, même si inintentionnellement, ma révélation. Nénette avait raison, au final.
Quant à une histoire d’amour au sens conventionnel du terme, je ne pense pas que cela nous définisse, lui et moi, ni que cela nous lie intrinsèquement. En tout cas, pas à l’heure actuelle. Qui plus est, l’amour est vaste et n’a que faire des postulats qu’on affiche dans son dos. Donc, je peux et je vais aimer, mais avec mon âme, avec ma lumière.
Maintenant que j’ai retrouvé cette dernière, je ne laisserai rien ni personne me la voler à nouveau. Je n’ai plus peur, je peux tout affronter. Je sais que je peux et dois en faire quelque chose, je me sens investie. Et le chemin qui s’ouvre devant moi s’appelle Bradley.
L’ère du chépa est bel et bien terminée.
20.00. « Je pense que tu as compris que je n’allais pas passer ce soir… » Oui, je l’ai même su avant toi. Bref, problèmes logistiques avec les enfants… Comme si je n’allais pas détecter la véritable raison. Elle me crie dessus, d’ailleurs.
Mais je n’ai aucun ressentiment, aucune amertume ni même le moindre soupçon de colère en moi, c’est très étonnant. Au contraire, je sens monter en moi une vague chaude de lumière, comme je sais que je dois pousser la porte qui s’entrouvre devant moi.
Il doit le sentir à ma voix qui est étonnamment légère et cristalline. De lui-même, il se met à ébaucher les frémissements d’une restitution douloureuse. « Toute la semaine, je me suis retenu car j’avais les enfants. Je peux te rappeler un peu plus tard dans la soirée ? »
Comme soirée veut dire nuit chez lui, je raccroche en me préparant à une déferlante nocturne haute en émotions.
21.25. Bien plus tôt que je ne l’avais supposé. Bien plus violente que je ne l’avais anticipée. Bien plus vertigineuse et pourtant salvatrice que je ne l’aurais espérée. Une lame de fond rugissante qui a tout emporté sur son passage.
J’assiste par téléphone à la descente aux enfers de Bradley. J’entends les hurlements, les aboiements, le fracas terrifiant de la tempête qui le ravage à grandes lampées d’alcool et de coups de poing dans les murs, j’entends ses mots qui s’exposent enfin au grand jour dans un tourbillon de fureur et de larmes. Et je ne peux m’empêcher de penser que c’est un mal pour un bien.
Toutes ces pistes, ces perles de lumière que j’ai implantées en lui il y a une semaine ont fait leur chemin. Je ne peux que m’en féliciter, même si d’induire un tel tumulte n’était pas mon but. Mais bon, comme on dit, il fallait que ça sorte. Peu importe, finalement, la manière. Que je sais ne jamais être douce et apaisée dans ce genre de circonstances.
Ce qu’il commence à percevoir le fait atrocement souffrir. Son mal être, sa perte de repères, l’atomisation de ce qu’il pensait être ses valeurs, la déflagration de sa rupture qui n’en finit pas de résonner sans qu’il puisse l’accepter, l’amour qu’il ressent encore pour elle, bref, tout le ramène inconsciemment à son rejet par sa mère génitrice. Il a des mots d’une violence inouïe à son encontre. Je teste sa perméabilité.
« Peut-être faudrait-il que tu prennes en compte son histoire à elle, ce qui l’a faite et défaite et amenée à te léguer ses failles en héritage ?… »
Son silence confirme que je peux encore interagir avec lui. Alors, je m’engage prestement sur l’étroit chemin qui se dévoile à moi. Je lui parle de ma révélation, toute fraîche pour le coup car datant d’à peine quelques heures. Je lui fais part de la mission dont je me sens investie. Il semble l’entendre mais il a tôt fait de se cabrer à l’idée que cela implique un détachement sentimental de ma part.
– Pourquoi tu me rejettes, toi aussi ?!! Pourquoi tu ne m’aimes pas non plus ?!! J’ai tout fait, tout donné, pourquoi je ne mérite pas votre amour ?!!
– Parce que l’amour ne se mérite pas. Il est là ou pas.
Il marque un silence. Trois secondes qui semblent une éternité. Et d’un coup, il a comme un éclair qui le fend en deux des pieds à la tête.
– C’est vrai, tu as parfaitement raison. Je m’aperçois que toute ma vie, je n’ai fait que tenter de prouver que je méritais moi aussi. Je cherchais la reconnaissance, une légitimité.
– Tu cherchais ce que tu valais. Et ta mère t’a renvoyé l’image que tu ne valais rien. Tu t’es construit sur un mensonge. Son mensonge. Sa faille. Mais ça n’a jamais été la tienne.
On est tard dans la nuit, à présent. L’alcool a fait les ravages qu’on attendait de lui. Le chaos en lui s’en trouve anesthésié, même si provisoirement et de façon complètement illusoire. C’est dans cet œil du cyclone que je lui dis alors, d’une voix douce mais ferme :
« Demain matin, dès que tu es debout et passablement dessoûlé, tu viens. Je veux te voir. J’ai une clé à te remettre. »
A ce moment-là, je n’ai aucune idée précise. A vrai dire, je crois que c’est sorti comme ça, presque involontairement. Je ne vois que mes mains qui lui tendent une boule lumineuse.
Lundi 26 octobre 2020 # COUVRE-FEU J+10 # LA PROPOSITION
« Tout ce que je sais, c’est que je peux t’aider. C’est ma mission, mon chemin. Cela n’a jamais été aussi clair en moi. Tu peux penser que je poursuis un but personnel et qu’ainsi je ne peux pas être objective. Mais si je dois te demander une seule chose, c’est de me croire ici, maintenant quand je te dis que mon aide est complètement désintéressée et sans contrepartie.
Je vais te faire une proposition. Prends-la comme une ordonnance médicale. De l’accepter ou de la rejeter reste ton choix mais je n’ai jamais été aussi sûre du bien-fondé d’une telle démarche. Alors, écoute-moi.
Il faut t’extraire de toute urgence de ta crypte, de cet appartement si froid et dénué de sens où tu étouffes, ça te broie et te renvoie sans cesse te percuter sur le mur de l’impasse qu’est devenue ta vie. Si tu veux survivre et avancer, il faut partir, provisoirement dans un premier temps.
Pour cela, tu dois venir ici. Je t’offre un havre de paix, le temps pour toi de savoir où tu en es. Une bulle de quiétude hors de ton environnement toxique où tu pourras faire le point tranquillement sans être assailli par les démons qui hantent ton appartement. Je sais, ce n’est pas un petit cottage campagnard mais je suis persuadée qu’un simple changement de décor ne te sera que bénéfique.
Dans ce havre de paix, tu auras le droit de pleurer tout ton soûl. Regarde, j’ai mis des boîtes de kleenex partout. Tu auras le droit de parler de ce que tu veux, quand tu veux. De ton ex, de ta mère biologique, de tes errements. Ou tu auras le droit de ne pas parler.
Tu auras le droit de t’isoler et d’être taciturne, tu ne seras pas obligé d’être dans l’échange en permanence. Tu auras le droit de te soûler, de me soûler et de refaire une bonne grosse crise comme celle d’hier soir. Tu auras le droit d’être un sale con, une limace, un blob informe, une boule de négativité, une merde à qui on a envie de coller des tartes. Ça prendra le temps que ça prendra.
Mais il y aura des règles aussi. Déjà, vois avec la mère de tes enfants pour qu’elle les garde durant cette parenthèse mais tu les appelleras tous les jours. Autre règle : on mange ici, et pas que liquide, donc tu mangeras même si tu n’as pas faim. Et enfin, moi aussi j’ai besoin d’être seule parfois donc on respecte l’espace personnel de l’autre quand il en fait la demande.
Quant à moi dans tout ça, tu dois te demander… Eh bien, prends tout ce que tu veux de moi, tout ce dont tu as besoin sans penser aux conséquences. Je te le donne. Je n’attends rien en retour sauf que tu retrouves ton chemin. Si ce chemin doit te ramener auprès de ton ex parce que c’est elle la femme de ta vie, qu’il en soit ainsi. Si ce chemin te mène vers l’exil tout au bout du monde, qu’il en soit ainsi. Du moment que tu saches qui tu es et où tu dois aller.
N’aie crainte de me blesser ou de me décevoir. Je n’ai pas peur de toi et tu ne me feras pas de mal. Plus personne ne me fera du mal. Je suis forte maintenant et je sais ce que je fais. Je te donne en mon âme et conscience. Et je t’accompagnerai en distillant mes perles de lumière en toi mais seulement si tu le souhaites. Parce que c’est ma mission.
Entends bien, je n’accueille pas le premier chien errant venu pour m’en servir de cobaye, je n’héberge pas un copain dépressif en mode ‘suicide watch duty’, ce n’est pas une demande de concubinage, ni même de colocation : je t’offre simplement et sincèrement un endroit pour te poser et une opportunité de trouver tes réponses.
Mais je ne peux rien t’imposer car cela ne fonctionnerait pas. Tu dois accepter de recevoir ce que je te donne. Si ça peut t’aider, prends le confinement qui ne saurait tarder à revenir comme prétexte… »
Vendredi 30 octobre 2020 # RECONFINEMENT J+1 # L’ACCEPTATION
Hier après-midi, Bradley est parti chercher ses affaires pour se confiner avec moi dans mon petit appartement parisien. En l’attendant, j’ai fait un peu de tetris dans la chambre, je lui ai aménagé un coin pour son ordi et ses bouquins et je lui ai alloué quatre cintres dans ma penderie. Moment d’emménagement que j’ai voulu d’une grande simplicité car ce n’était rien d’autre qu’une formalité logistique. Et j’ai tellement l’habitude du tetris depuis un an que cela m’aura pris six minutes exactement.
Sacré covid ! Vachement raccord avec ma vie, tout de même ! Même si ce nouveau confinement ne va pas pour moi changer fondamentalement grand-chose car je n’ai pas vraiment quitté depuis février le mode confinement monacal, il tombe aujourd’hui parfaitement à point. Comme quoi, il n’y a toujours pas de coïncidences dans la vie.
La seule différence, pourrait-on penser, est que je ne suis pas cette fois confinée seule. Mais j’ai cohabité avec Maman pendant de longs mois donc pour moi, c’est un peu pareil, aujourd’hui. C’est même désarmant la facilité avec laquelle j’intègre à nouveau un être humain dans mon giron et pas par touches par-ci par-là mais 24/24 – 7/7…
Bref. Je pourrais être un peu perturbée mais je dois avouer que je suis d’une zénitude à toute épreuve. Est-ce que c’est parce qu’au final je me faisais bien chier en tête-à-tête constant avec moi-même que j’accueille cette rupture de ma monotonie avec joie et sérénité ? Je ne sais pas trop mais ce que je sais, c’est que depuis ma révélation, plus aucune ombre n’est venue planer au fond de moi et que mon sourire a élu domicile sur mes lèvres définitivement.
Je repense à cette mission qui s’est imposée en moi sans aucun lever de boucliers et qui continue d’imprimer chacun de mes pas, chacune de mes pensées aujourd’hui. Je fais et je suis exactement ce que je devais faire et être. En toute quiétude.
Bradley a longuement hésité après l’exposé de ma proposition lundi. Un ‘non’ pas vraiment massif, plutôt mi-figue mi-raisin mais avec une succession de hochages de tête latéraux en même temps qu’une ribambelle d’oiseaux dans le regard, comme s’il était en train de faire sa thèse-antithèse-synthèse dans sa tête en live.
– Il faut que j’y réfléchisse, je ne sais pas.
– C’est une opportunité rare, voire même unique, qui ne se représentera pas de sitôt. Je ne peux pas la forcer en toi, tu dois être dans l’acceptation comme je suis dans le don. Simplement. Pleinement. Sans arrières pensées.
– J’ai peur que cela se passe mal. J’ai peur de te faire du mal. Non, je ne peux pas accepter, c’est trop.
– Si la peur guide encore ta vie, je ne peux plus rien pour toi.
Ma force de persuasion a fini par avoir raison de ses réticences. Il a eu un long moment à blanc, il est sorti s’aérer puis il est revenu et s’est mis à arpenter mon appartement de long en large. Il s’est arrêté sur chaque détail, sur chaque objet, il a même ouvert mes placards et posé des questions qui, si elles n’avaient pas traduit son envie d’intégrer son nouveau décor, auraient été presque comiques.
Il s’est donc posé. Timidement et sans brosse-à-dents. Et il n’est pas reparti depuis.
On parle beaucoup. Souvent. C’est bien. Alors, l’entente n’est pas évidente tout le temps, il est tellement à fleur de peau, émotionnellement parlant que la susceptibilité et l’incompréhension font souvent leur apparition, débouchant à ce moment-là sur un dialogue de sourds assez fâcheux, je dois bien l’avouer.
Mais il avance. Il a même fait des pas de géant. Il s’est libéré de beaucoup de poids. Il a même réussi à trouver des réponses à certaines questions qui le tarabustaient et à allumer la lumière dans l’antichambre de certaines de ses ténèbres. Il est plus sûr de lui. Il a retrouvé de l’énergie, de l’allant, de l’audace. Même si rien n’est encore bien calé au fond de lui, ça se met en place doucement mais sûrement.
Et moi, je suis heureuse dès qu’il fait un pas vers la lumière, dès qu’il trouve une réponse, dès qu’il mène à terme une réflexion et qu’il parvient à dormir sans démons pour venir l’écorcher dans son sommeil.
J’ai instauré d’ailleurs dès lundi une sorte de ‘protocole médical’ qui, ma foi, fonctionne bien : je prends ses constantes plusieurs fois par jour. Pas pour sa température mais pour monitorer l’évolution de son énergie intérieure. Ainsi, je place une main sur sa nuque, une autre dans son dos à l’envers du cœur et je peux quasiment sentir son énergie circuler ou stagner sous mes doigts.
Et tout naturellement, lors de ces étreintes singulières, j’ai commencé à le ‘soigner’ en visualisant un écheveau de lumière se former au centre de mon plexus solaire que je peux alors projeter sur lui. Je m’écarte, j’attends un peu que la lumière infuse en lui puis je reprends ses constantes.
Jamais je ne me trompe. Je sais exactement où il en est.
Cela a eu cependant un effet revers que je n’avais pas anticipé. En m’ouvrant totalement, mon don d’empathie boosté au max depuis ma transcendance, j’ai pu plonger au cœur de ses ténèbres pour y déposer mes gouttes de lumière mais je n’en suis pas revenue seule et indemne… J’ai ramené quelque chose avec moi…
En fait, depuis deux semaines, j’ai des nausées et parfois je vomis. Plus le fait d’être ‘radieuse’ ont pu faire croire à Bradley mais aussi à Andrew et Mimine vendredi dernier, que j’étais enceinte. Ils m’ont d’ailleurs tous enjointe à passer un test de grossesse, juste pour savoir, quoi. Et éventuellement arrêter la bière.
Bref. J’ai pu moi aussi avoir un doute mais au fond de moi, j’ai pressenti que c’était autre chose et rien à voir avec une intoxication alimentaire. Et hier soir, j’en ai eu la confirmation, même si je n’ai pas compris tout de suite.
A un moment de la soirée qui se passait comme se sont passées les autres soirées depuis lundi, c’est-à-dire musique, chants et bières, papotages et rires aussi mais certainement pas ce qui allait suivre, j’ai ressenti un truc horrible, comme un coup de poignard en plein ventre qui m’a faite hurler, pliée en deux sur le parquet, les yeux emplis de terreur…
Abominable comme sensation, même si très éphémère. J’ai mis un temps à comprendre puis j’ai fait le rapprochement : mes nausées et maintenant ça, c’était clairement la matérialisation de la douleur de Bradley, celle avec laquelle je suis repartie lors de ma plongée en lui, celle qui n’a fait qu’enfler à chacune de mes ‘prises de constantes’ et qui s’est manifestée furieusement tandis que je venais de capter une pointe de douleur récurrente en simplement effleurant son bras.
Bradley qui s’en est d’ailleurs trouvé complètement bouleversé, au point de vouloir prendre ses affaires et de partir car il ne voulait en aucun cas être la source du mal qui venait de me clouer sur place. Bon, j’imagine que cela ne doit pas être évident d’assister à une telle manifestation où l’entendement est dépassé à pieds joints. Surtout quand on en est l’instigateur, même si à son propre insu.
Mais c’est tout nouveau pour moi aussi. J’avais une vague idée de ce que mon don d’empathe pouvait faire concrètement mais pas à ce point. Il faut donc que j’apprenne à le maîtriser. Et surtout à me débarrasser du mal que j’extrais des gens. Pff et ce Tonton Harry qui est aujourd’hui à 10.000 kilomètres !!!
C’est bizarre mais ça a provoqué chez moi une sorte d’exultation. Tout ce qui était avant pour moi de l’ordre de l’irrationnel, de l’abstrait, relevant d’un pseudo ésotérisme de midinette mal dans sa peau, est devenu palpable, réel, tangible, logique et fondé, pour de vrai.
Bref, je n’ai qu’une hâte, c’est de connaître l’étendue de mes ‘pouvoirs’. Je suis une X-Men. Mais Bradley et moi n’en avons pas reparlé depuis. Je crois que cela l’a assez tourneboulé comme ça.
Je viens d’avoir mes règles. Moi qui pensais que la ménopause m’avait périmée depuis un bout de temps déjà… C’est comme si mon corps se réveillait d’une longue léthargie que j’ai prise, à tort, pour l’annihilation programmée de tout ce qui me faisait humaine, qui plus est, femme.
D’où la question « Et si jamais je tombais enceinte ?… »
A mon âge, dans ma situation, je pourrais m’en affoler mais ce n’est pas le cas. D’une certaine façon, je sens que cela mettrait un terme définitif à tous mes questionnements existentiels, si tant est qu’il m’en reste. Et vu comme la simple idée de moi enceinte met Bradley en joie, j’en viens à me demander si moi aussi je suis capable de m’en réjouir.
Où en est-on de notre ‘couple’ ? Est-ce qu’on en est un, d’ailleurs ? Cette cohabitation n’est-elle pas qu’un essai de concubinage déguisé ? Quelles attentes en a-t-on l’un et l’autre ?
J’avoue que de ne pas avoir de réponses précises et franches à ces questions me va bien. Comme je sais que cela lui convient aussi. Je crois que lui comme moi vivons l’instant sans se poser de questions sur l’après. Je suis véritablement sereine. Peu importe demain.
Le deal était clair pour moi et je n’ai pas dévié d’un iota quant à ma ‘mission’. J’ai réussi à dissocier l’aidante de l’amante tout en les conjuguant au quotidien sans heurts entre les deux. Naturellement.
Pour Bradley, même si ce deal n’était au début qu’un concept un peu brumeux, il semble se l’être approprié et le vit aujourd’hui comme une réalité. En lui également, aucun conflit d’intérêt, aucun tirage de couverture.
Un coup de poker gagnant sur tous les points.