« C’était peut-être trop tôt, ou trop tard. Ce qu’on a pris pour du synchronisme n’était peut-être qu’un pur hasard et si sens il y a, c’était peut-être pour confirmer que l’on est mieux l’un sans l’autre ?… »
Déploiement de mon bouclier anti-missiles. Surblindage de ma coquille. Et champ de barbelés tout autour. C’est hallucinant de constater la facilité, l’automatisme de mes réflexes de défense. Me revoilà confinée. Raccord pour une fois avec la société. Sauf que moi, je n’ai eu droit qu’à trois petites semaines d’aventure à l’extérieur.
Lundi 19 octobre 2020 # COUVRE-FEU J+3
La boucle avec Bradley aurait pu être bouclée en une soirée lorsqu’on s’est revus. Mais cela aura pris un peu plus de temps, comme si on voulait être sûr pour de bon. Une sorte de banc de test grandeur nature. Pour moi, cela donne une semaine où mes fondements ont volé en éclats, une semaine de décantage et une semaine à comprendre l’absence de sens à tout ça. Une bien étrange trinité.
Je ne sais donc faire autrement que de me retrancher au fin fond de mon bunker mental en tentant de nier l’existence de mon escapade au dehors. Retrouver le confort de ma grotte pourrait me rassurer mais je dois avouer que c’est plutôt le contraire, je me sens un peu comme une étrangère chez moi, une apatride qui revient au pays pour découvrir que celui-ci ne ressemble plus à celui que j’ai quitté.
Quand bien même, n’ayant nulle part d’autre où aller, je m’improvise un petit nid sous la table renversée et à la lueur de ma lampe-torche, j’essaye d’analyser tout ça.
« Ça sortira quand ça sortira, comme ça sortira. Comment je le prendrai est mon problème. » qu’il me disait. Comme si cela ne pouvait l’atteindre, comme s’il était imperméable à… moi. Je pense que c’est ça, le hic majeur, son égocentrisme surdimensionné et revendiqué qui, bien que justifié par la profonde dépression qu’il traverse, est incompatible avec les prémices d’une relation.
Je l’ai senti pratiquement dès le début, à vrai dire, le lendemain après nos 30 heures passées ensemble. Pas un seul coup de fil, au moins un texto avant la fin d’après-midi. C’est moi qui l’ai relancé d’ailleurs (waouh l’évènement !) et à 17.49 il m’a envoyé « J’ai encore un truc à faire et j’arrive », à 19.23 « Sur la route, quelques bouchons mais j’arrive » et à 21.07 il s’est excusé de son retard car il avait musardé sur la route, notamment en faisant un saut dans une librairie…
Je pourrais m’en vouloir de ne pas avoir écouté mon intuition, encore une fois, mais d’une je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus de façon précise et de deux, je pensais que j’étais un peu rouillée, côté précognition, que j’étais en tout cas, en phase de rodage donc pas forcément efficiente.
Puis en Normandie, lorsque j’ai vu le dessin de nos deux chemins qui s’étaient croisés pour repartir dans la même direction mais en parallèle, avec juste quelques interactions diaphanes et pas l’ombre d’un autre rendez-vous, d’une autre croisée de nos chemins.
Et toute la semaine qui a suivi. Ma semaine de décantage, sa semaine avec ses enfants qui a ‘empêché’ qu’on se voit, ne serait-ce que pour déjeuner ensemble pendant les heures d’école : « C’est vrai, c’est con, je suis en arrêt, tu es au chômage, on a plein de temps libre… »
Et cela s’est renforcé juste avant qu’on puisse se retrouver le dimanche soir. Toute la semaine avait été ponctuée par nos très longs coups de fil dans l’après-midi ou tard dans la nuit, certains même ont pu être roucoulants et samedi soir : « Je suis chez des amis, si je ne rentre pas trop tard, je t’appelle, sinon demain matin. »
Nada toute la journée. C’est moi qui l’ai relancé à 19.47 en lui demandant vers quelle heure il comptait arriver. C’est là que cela a commencé à me soûler. « J’arrive quand j’arrive » j’ai pris ça pour un manque de correction. Faire dépendre quelqu’un de ses atterrissages impromptus, being at his beck and call whenever he shows up, j’ai donné, non merci. Le zéro-contraintes, zéro-obligations, je peux comprendre mais il y a un minimum syndical, je trouve.
Mais je n’ai rien dit et notre soirée de retrouvailles a effacé tout ressentiment chez moi. Cette soirée, cette nuit et cette journée d’après ont même d’ailleurs été intensément denses et constructives, surprenantes à bien des égards dans leur aisance à nous faire glousser comme deux ados à leur second rendez-vous.
J’ai même fait un tirage de cartes qui, une fois encore, a fait montre d’une précision redoutable.
MOI > La Muse – Ces dons, comme leur nom l’indique, représentent une gratification.
LUI > Le Travail Sur Soi – Le miroir joue le rôle du divan du psy, élimine les scories de l’éducation, de l’hérédité ou du karma. Besoin de grandir, d’évoluer.
NOUS > La Loi – Mariage, PACS, contrats, actes notariés, legs. Les règles, les lois, les interdits.
Cette dernière carte, je dois bien l’avouer, a failli nous faire nous étrangler de rire. Mais bon.
On a esquissé des projets ensemble. Des micro-projets, certes, mais des projets quand même. Comme de revoir les amis que l’on avait lui et moi il y a 23 ans et avec lesquels il est resté en contact toutes ces années. Comme de prévoir bientôt un week-end en Belgique. Et à plus long terme, cet immense voyage aux USA dont je lui ai parlé en long et en large et auquel il s’est rallié avec enthousiasme.
D’entrevoir un avenir ensemble, même si aucun projet de vie concret n’a été abordé, voire même pensé, m’a donné l’impulsion nécessaire pour faire le ménage de mon côté. Cela m’est apparu clairement : avec ou sans Bradley, je ne pourrais pas avancer dans ma vie si je gardais l’entrave de Walter. Et par un hasard des plus inouïs, ce dernier m’a envoyé un texto au moment même où l’idée se formalisait en moi : « Coucou, j’espère que ça va. Je souhaite te voir mais s’il te plaît, ne parlons plus du passé J Je t’embrasse »
J’ai pris une grande inspiration et ai décidé d’être aussi lâche que lui en répondant par texto : « Toi comme moi ne pourrons jamais oublier le passé, il est temps d’accepter que l’on n’ait pas d’avenir… Je nous souhaite une belle route, libre de tout fantôme. »
Fière de moi, sur ce coup-là. Nénette aussi.
« C’est horrible, ce qu’il te fait : ressurgir aujourd’hui comme ça ! Je trouve cela vicieux de te garder sous sa coupe en te donnant des miettes par-ci par-là, ça suffit, il t’a asservie depuis trop longtemps ! Bon débarras ! Qu’est-ce que je suis contente que tu aies pu enfin te défaire de son emprise, bravo Bichette ! »
J’en ai alors fait mention à Bradley qui m’a rétorqué, limite cinglant :
– Et ? Cela ne concerne que toi, ce n’est pas mon boulot de t’applaudir.
– Je l’ai fait pour moi d’abord, c’est vrai, mais je pensais que cette ombre pesant sur un hypothétique ‘nous deux’ en te mettant sur la réserve à mon propos, le fait de la faire partir aujourd’hui t’aurait prouvé que j’étais prête à faire ce qu’il fallait pour nous laisser une chance et nous permettre d’avancer…
– Bah okay. C’est bien.
Pas concerné, hein ? La douche froide. Il n’a pas compris à quel point c’était énorme pour moi. Il ne s’en est pas donné la peine, trop absorbé par son bouquin dans lequel il s’est replongé illico presto, me laissant passablement sonnée, mon portable dans les mains n’arrêtant pas de vibrer des messages qu’a enchaînés Walter.
Bref. J’en ai déduit que je devais faire mes trucs de mon côté, qu’il devait faire ses trucs de son côté, qu’on pouvait se donner des nouvelles mais que cela ne devait pas supposer un quelconque impact sur l’autre. Selon lui, avant de penser à ‘nous’, il fallait penser à ‘je’, avant d’être bien à deux, il fallait être bien avec soi-même. Ce qui s’entend. Mais dans son cas, c’est poussé à l’extrême. Et de partir du postulat que l’autre a le même process, c’est déjà égoïste en soi.
Il le revendique. Tout est tourné vers lui. Ce qui importe, c’est son bien-être, rien d’autre. Il est comme il est, il dit ce qu’il dit, comment les autres le prennent, il s’en contrecarre, c’est leur problème, pas le sien. Ce qui m’amène, entre deux, à repenser mon envie de lui faire rencontrer mes amis à moi car si d’aventure il part dans la provocation sans égard pour moi, je me demande si je pourrais être assez magnanime pour accepter cette marque de non-considération, surtout que je sais que mes amis, eux, le seront.
Il est en dépression mais aussi – et cela ne va-t-il pas de pair ? – en rébellion. Contre tout, la moindre chose, aussi futile et insignifiante qu’elle puisse être. Une mutinerie à fleur de peau. Presque à chacune de ses respirations. Il met ça sur le dos de sa punk-attitude qu’il assume parfaitement, et qui devrait, selon lui, être la norme dans notre société, si tant est qu’une norme puisse sortir de l’anarchie.
Bref, je pense plutôt que c’est l’expression d’un mal-être qui le ronge depuis longtemps et qui a explosé récemment sous les coups de boutoir du burn-out qu’il a subi, après des années de frustration et de non-reconnaissance à essayer d’être ce qu’il n’était pas.
Alors, même si moi le bon petit soldat qui obéit en se foutant de tout, j’ai pu trouver son insurrection quelque peu rafraîchissante, j’ai eu tôt fait de ressentir l’inadéquation de son envie de révolution.
– Les gens sont cons, de vrais moutons bien au chaud dans leur cocon de convenance.
– Chacun fait comme il peut, je pense, avec ses failles et ses manquements. Qu’est-ce qui t’exonère du jugement que tu leur portes ?
– Rien ! C’est juste que cette société m’insupporte au plus haut point.
– Mais tu y vis et à moins d’être ermite au fin fond du trou du cul du monde, et encore ! tu ne peux t’affranchir de toutes les règles ni n’avoir aucune obligation ! Tes enfants, déjà. Ou comme tu disais, monter un bar où la règle serait qu’il n’y en aurait aucune comme dans le film Coyote Ugly, tu es bien obligé de te plier à certaines contraintes et d’accepter des lois et des régulations-muselières sinon, tu ne peux même pas ouvrir ! Et je ne te parle même pas de la responsabilité d’être patron avec des salariés à gérer !
– Je peux choisir les règles auxquelles j’accepte de me soumettre…
– A la carte, quoi. C’est un peu facile et somme toute, assez banal. Comme tout le monde. Ironique, tu ne trouves pas ?…
Individualistes, égocentrées aussi, toutes ses idées de plan de vie, ses projets plus ou moins plausibles, ses aspirations, ses lubies car presque jamais son équation ne comporte un semblant de ‘nous’. C’est surtout son extrême versatilité qui est déstabilisante et qui, de par le fait, exclue toute possibilité pour moi de m’inscrire auprès de lui de façon concrète :
« Je pourrais acheter un gîte à la campagne que tu m’aiderais à tenir ? J’ai toujours voulu tenir un bar musical avec mon pote, à Paris intra-muros parce qu’ailleurs, c’est pas viable… Ou je repique à l’armée, on me propose d’ailleurs plein de missions en ce moment… Ou je plaque tout et je vais me terrer aux confins du monde avec mes bouquins, je me mettrai à écrire sérieusement, je ferai pousser mes tomates et j’élèverai des poules… Ou je ré-ouvre une boîte de pilotage de drones, le marché est très porteur… Ou je peux m’associer avec un autre pote dans sa boîte… Ou viens, on se casse aux Etats-Unis et on rentre quand on le décide, si on le décide… »
Moi, j’ai essayé d’envisager concrètement la faisabilité de chacune de ses hypothèses, celles tout du moins dans lesquelles j’aurais pu m’insérer. Un gîte, pourquoi pas ? Bon, faut pas que je prenne un boulot sur Paris, quoi… Les States, bah pas tout de suite, avec le covid… Un bar d’associés avec moi à la gestion administrative ? Mouais, chépa trop, la restauration pour moi…
Bref, l’effet de girouette m’a vite donné le tournis. Mais comprenant la grande précocité de la survenue de ce concept du ‘nous’ en l’état actuel des choses et ayant le même brainstorming avec moi-même avec tout l’éclectisme incohérent de ma récente et toujours présente remise en question, je ne lui en ai pas tenu rigueur. Pas au début, en tout cas.
Car avoir en face de soi quelqu’un qui oblitère, même si inconsciemment, la possibilité de l’autre dans son avenir et qui exhorte cet autre à faire de même, cela finit par rabrouer pour de bon. Surtout à ce moment si spécial après la rencontre où l’on balbutie à deux, où l’on cherche les premières compatibilités, les premières briques pour un éventuel édifice en commun.
Ses errements sont légitimes et justifiés et il aurait pu encore virevolter tout son soûl jusqu’à ce que je lui demande d’atterrir un peu car trop désarçonnée par son inconstant verbiage. Il m’a répondu :
– Je réfléchis à voix haute, en fait. Je lance des idées comme ça contre le mur et j’attends de voir laquelle va rebondir. Comme toi, non ?
– Non, chez moi ça mouline en interne avec tous les éléments que je collecte en espérant que quelque chose fasse jour. Mais pour en revenir à toi, partir bientôt en mission pendant 4 mois, c’est dans ton champ des possibles ?
– Oui, pourquoi pas.
– Je comprends mais dans ce cas, je n’irai pas plus loin avec toi. Je viens de me débarrasser du plus gros fantôme de ma vie, ce n’est pas pour m’en retaper un autre.
– Pourquoi, si on est un ensemble ? 4 mois ce n’est rien !
– Si on a déjà une histoire solide derrière nous, c’est vrai. Mais là, on n’a rien. En 4 mois, moi j’aurais déjà vécu 4 vies, je ne peux pas t’attendre, c’est au-dessus de mes forces.
Il s’est retrouvé quelque peu abasourdi par ma déclaration en coup de fouet. Je peux comprendre, après tout le mutisme dont j’ai fait preuve ces derniers temps – je pense que j’étais en gestation en pleine collecte de données – ma première restitution s’étant faite du tac-au-tac, brut de pomme, sans filtre, ce n’est jamais agréable de se prendre une claque.
Et cela ne s’est pas arrêté là. C’était juste le premier brin de l’écheveau que j’ai donc commencé à dérouler frénétiquement. Ah ça, ma lenteur émotionnelle s’est bien faite la malle pour laisser la place à une réactivité épidermique dont je conçois, pour tout interlocuteur, qu’elle soit difficile à appréhender. Je ne sais pas si j’ai gagné au change, du coup.
Bref. Cette dissonance, ce truc qui cloche n’a fait que grandir au fur et à mesure que la semaine passait. Avec comme point de départ, sa non-reconnaissance du gigantesque pas en avant que j’avais fait en ‘rompant’ définitivement avec Walter. Plus tard, il m’a avoué que c’était pour se protéger. Mais se protéger de quoi ? Je pense plutôt que cela lui a mis la pression et sachant qu’il n’avait rien de cette importance à m’offrir en retour, cela l’a fait flipper.
Puis, nous sommes bien allés voir les amis que l’on avait à l’époque, lui et moi. Un grand moment où l’on s’est tous remémoré les bons vieux souvenirs. J’étais sincèrement heureuse de les revoir et de partager cette immersion 23 ans en arrière mais un peu sur la réserve quand même car, après 8 mois de confinement et presque 4 ans d’emprisonnement, je dois avouer que mon relationnel en a pris un sacré coup. Et peut-être parce que je suis fondamentalement comme ça, aujourd’hui.
D’ailleurs, un de ces amis l’a souligné sans ambages, ne faisant qu’appuyer ce que Bradley n’a pas manqué de me dire dès que l’on s’est revus, puis plus instamment par la suite : « Je t’ai connue plus joyeuse, plus pétillante, plus solaire, tu es un peu éteinte, c’est dommage… »
Ah bah oui, on ne peut pas morfler comme j’ai morflé avec de plus une maladie incurable aux fesses et une mère qui décède il n’y a pas deux mois sans en être affecté, sorry ! Bref, Bradley l’a bien compris même s’il m’a avoué avoir hâte de retrouver celle dont il était éperdument amoureux il y a 23 ans… Avait-il besoin que ceux qui m’ont connue à l’époque lui confirment le fait que je ne sois plus la même pour éviter d’espérer ?
Il a tenu ensuite à me montrer son appartement, à m’amener dans son antre. Devant mon manque flagrant d’enthousiasme une fois sur place, il s’est retranché, tout à sa déception, derrière un gros nuage bien gris qui m’a poussée à me justifier… en lui mentant. Je lui ai dit que je ressentais ces lieux comme un lieu de transit plein de courants d’air et en même temps comme une voie de garage statique qui n’invitait pas à la détente ni au confort.
Lui qui était content comme un gosse de me montrer ses jouets et qui souhaitait que je puisse mettre un visuel désormais lorsqu’il me dirait au téléphone « Je vais me coucher ou je bois mon café sur ma terrasse », je peux comprendre son désappointement. Mais bon, valait mieux ça plutôt que je lui dise la vérité.
La vérité est que dès que j’ai posé le pied à l’intérieur, j’ai été saisie par une lame de froid, pas mordante mais suffisamment présente pour que j’en frissonne, un peu comme quand on pénètre dans un cellier souterrain. Et de l’entrée jusqu’à la fameuse terrasse, ce frisson désagréable ne m’a pas quittée. Il y avait quelque chose d’immobile et d’austère qui flottait dans l’air et en m’approchant d’un patchwork de photos au mur près de la télé, pile au centre de l’appartement, j’ai compris : il y avait bien en vue la photo de son ex. Un joli brin de fille, cela dit. Une très belle photo aussi. Qui disait tout.
« Oui, je n’ai pas enlevé sa photo, je ne sais pas pourquoi. » Moi, si.
Et puis, nous sommes allés au cimetière sur la tombe de ma mère. J’y ai placé la plaque avec la photo comme j’avais dit que je le ferai, j’ai alors eu le sentiment d’avoir accompli ma mission, que maintenant elle pouvait reposer en paix et que moi aussi. Bradley était bien là. Mais en filigrane. Pas comme le tuteur, le garde-fou à mes débordements que j’avais souhaité qu’il soit. Il était là pour lui, pas vraiment pour moi. Je pense qu’il était sincèrement ému devant la tombe de mes parents qu’il a vraiment aimés et donc, il s’est préoccupé de son propre chagrin plus que du mien.
Encore une fois, la preuve de son égocentrisme. Je me suis alors dit que j’avais fait une erreur en lui demandant de m’accompagner. Que c’était inapproprié en l’état actuel de notre relation. Que j’aurais dû faire cette démarche seule, au final. Et cela a empiré lorsque nous nous sommes dirigés vers chez Toto.
– Ah oui, c’est vrai, j’avais zappé ! Tu sais, je le fais pour toi car ça ne me dit rien du tout ! Si j’avais eu ma voiture, je serais reparti !
– Bah désolée mais je t’ai dit que j’avais besoin de le voir.
– Je sais, mais sache que cela me coûte.
Ça m’a blessée. Et conforter dans mon idée d’une grossière erreur de ma part à son sujet. Plus tard, il m’avouera qu’en fait, il avait redouté le jugement de Toto sur lui et que cela lui avait fait mal de constater qu’il n’aurait jamais lui la vie que mon frère a, c’est-à-dire 20 ans de vie commune avec la femme qu’il aime et ses enfants auprès de lui.
Et même si au final, lui comme moi avons passé une bonne soirée, moi pour avoir vu mon frère souriant et quelque peu requinqué et lui pour ne pas s’être senti comme un intrus, accueilli à bras ouverts par des gens qu’il pensait inhospitaliers, je n’ai pu m’empêcher de me sentir bien seule ce soir-là.
Incapable de penser à quelqu’un d’autre que lui-même. Tout se ramène à lui. Il m’avait prévenue. Mais n’est-ce vraiment qu’une phase passagère qui va s’estomper avec le temps ?… Alors, sur la route du retour tard dans la soirée, pour éviter de trop y penser, j’ai mis Five Finger Death Punch à fond en lui disant de se boucher les oreilles si ça ne lui plaisait pas et on a roulé comme ça un long moment. Et aux abords de Paris, il m’a lancé soudainement :
« Je sais, ce n’était pas prévu et tu as horreur de ça mais si on dormait chez moi ce soir ? Ça m’éviterait un aller-retour demain matin pour aller voir ma sophro… »
Oui, c’est vrai, je ne découche que très rarement, auquel cas je planifie bien à l’avance. Ça s’est mis donc à cogiter dans tous les sens dans ma tête mais je suis parvenue à me faire violence en acceptant. Allez, je n’allais pas en mourir et même si je ne savais pas si cela allait bien se passer, c’était tout de même une preuve que je pouvais changer.
Sur place, j’ai été néanmoins prise d’angoisse à l’idée de ne pas dormir de la nuit car je n’avais pas mon somnifère. De m’imaginer tourner en rond comme un lion en cage pendant des heures dans cet appartement où je n’avais pas ma place, cela m’a terrifiée. Alors, j’ai improvisé. Je l’ai offusqué d’ailleurs en avalant cul-sec la rasade de Diplomatico qu’il m’a servie à ma demande, et j’ai enchaîné jusqu’à ce que je me sente glisser dans une douce torpeur.
Mais cela a eu un autre effet des plus inattendus : l’amazone qui dormait en moi depuis bien longtemps s’est tout d’un coup réveillée et nous avons passé une nuit, on va dire, endiablée… Enfin, selon lui car moi le lendemain, bien sûr, je ne m’en suis pas souvenue.
Toujours selon lui, l’alcool a aussi permis de délier nos langues et nous avons pu nous livrer à cœur ouvert. Avouant nos sentiments réciproques. Parlant même d’amour… Le pauvre ! Il a eu l’air bien légitimement consterné devant mon trou de mémoire, j’avoue que je n’étais pas fière sur le moment.
Puis, j’ai décidé de l’accompagner à sa séance de sophro aka Nénette chez qui je comptais bien lézarder en attendant. Car de faire le pied de grue dans cet appartement m’est apparu insupportable. Surtout s’il lui prenait l’envie, comme souvent, de prendre tout son temps… Bref, Nénette a éclaté de rire en nous voyant arriver tous les deux et la séance de sophro s’est transformée immédiatement en retrouvailles de copains de type revival 20 ans après.
Bradley me dira un peu plus tard que c’était un peu dommage car il avait plein de trucs à dire pour sa séance… Ah bon ? Bref, on a décidé tous les trois d’aller manger en ville et Nénette, profitant d’être seule avec moi l’espace d’un instant, m’a glissé, goguenarde :
– Alors, heureuse ?
– Chépa.
– T’es bien ou pas ?
– Chépa. Je vis sur l’instant.
– Et ?
– Bah chépa.
– T’es nulle. Bah moi, je suis contente pour vous deux.
Et tandis qu’un gros nuage est venu obturer le soleil, nous faisant reconsidérer notre déjeuner en terrasse, je me suis rendu compte que ma réponse préférée n’était pas due aux vapeurs de l’alcool de la veille ni à la complexité de mon bordel intérieur trop long à expliquer en si peu de temps mais parce que je ne savais réellement pas.
Très étrange ce vide que j’ai ressenti, ce silence, cette absence de réponses, aussi ténues soient-elle. J’ai alors repensé aux visions que j’ai eues juste après la première nuit passée avec Bradley. Elles sont effectivement bien venues à la vie mais elles ne m’ont pas apporté de signification supplémentaire. Et depuis, plus rien. D’où le chépa.
Jusqu’à ce qu’un peu plus tard dans la journée, tandis que l’on rentrait enfin chez moi, l’éventualité d’un retour à l’armée est revenue dans la discussion et les mots sont alors sortis tout seuls de ma bouche. Sûrs d’eux-mêmes et sans équivoque.
– Prends ce que je te dis pour une donnée paramétrique. Si cela peut t’aider à y voir plus clair.
– Euh… Je prends note, okay. J’avoue que je ne m’y attendais pas.
– Toi comme moi n’avons plus le temps de perdre notre temps.
Nous sommes donc rentrés dans une atmosphère un peu tendue. Une fois chez moi, je me suis précipitée pour constituer une trousse de survie en cas d’un futur découchage intempestif – on ne me la refera pas, celle-là – et nous nous sommes préparés pour rejoindre d’autres amis à lui à l’autre bout de la pampa parisienne, y aller tôt histoire de ne pas rentrer trop tard à cause du couvre-feu à minuit… Soirée qu’il a tenté d’annuler car pris d’une grosse flemme et d’une envie aigüe de grottisme mais bon, il a réussi à se motiver in extremis.
Et ce n’est qu’en rentrant, sobre comme un chameau et déterminée comme une fouine, après l’avoir rejoint au lit et l’avoir forcé à abaisser son bouquin dans lequel il s’était plongé sitôt revenu, que j’ai repris notre conversation de l’après-midi.
– Tu m’as demandé d’être honnête et franche. Alors, y a un truc qui me chiffonne. Plusieurs, en fait.
– Attends, tu as pris ton somnifère ?
– Oui mais il ne va pas faire effet tout de suite et j’ai pas envie de tourner en rond dans le salon en attendant.
– D’accord, je t’écoute.
– Y a un truc qui cloche, qui sonne creux. Depuis le début de la semaine, j’ai l’impression qu’on joue au petit couple bien installé, il manque la folie.
– Je ne pensais pas qu’on ‘jouait’.
– Façon de parler. Ce sont les débuts, on devrait être fous, hors de toute réalité, on devrait être l’un sur l’autre, à s’apprendre, à se découvrir, à rêver et fabuler… Là, chacun vaque à ses occupations dans son coin, si tant est qu’il y ait des coins dans un appartement aussi petit, occupations te concernant qui se résument à la lecture de tes bouquins et des centaines de notifications sur ton portable, sans moi donc. On va se coucher en pyjama, on regarde la télé, on papote de choses et d’autres, bref, on est comme un petit couple qui a déjà des heures de route au compteur, quoi.
– Et ça t’emmerde ?
– Je crois oui. Je n’y trouve pas de sens. En tout cas, pas maintenant. Et il n’y a pas que ça…
Mais je n’ai pas pu aller plus avant, mon somnifère m’a assommée d’un coup. Je pensais avoir plus de temps. Bref, la nuit a passé, je me suis réveillée tôt, j’ai profité du fait qu’il dormait encore pour faire mon petit tintouin et puis, il s’est levé. Moment de gêne assez palpable entre nous. On a déjeuné puis il m’a demandé si ça me dérangeait qu’il prenne un peu de temps pour lire. Je lui ai répondu que oui et j’ai enchaîné.
– Je suis désolée pour hier soir, là, je suis à jeun de tout et j’ai la pleine conscience de mes paroles. Je sais que cela a mis un temps infini pour sortir, désolée aussi de ça, mais maintenant, c’est là.
– Tu passes ton temps à t’excuser.
– Bah oui, tu m’as demandé le respect donc chez moi, ça passe par des excuses quand elles sont requises.
– D’accord, merci. Vas-y.
Et donc, je lui ai tout déballé, tout ce qui clochait selon moi, tout ce qui ne trouvait pas de sens à mes yeux et qui commençait à m’étouffer. Sa dépression, sa versatilité, ses absences, son égocentrisme, ses blessures anciennes et récentes…
– Et je m’excuse, oui encore, pour ne pas t’avoir donné matière à arrêter ta dérive, de t’avoir perdu plus encore avec mes chépa à répétition. Je ne sais pas trop pourquoi je te livre tout ça, en fait, car je n’ai pas de but précis, si ce n’est de faire sortir tout ça avant que cela ne pourrisse au fond de moi et qu’on en arrive à un jeu de dupes. Je sais que ça fait beaucoup d’un coup à avaler, navrée de ne pas savoir comment doser le flux mais c’est comme un barrage qui cède.
– Tu es authentique et c’est bien que l’on ait cette conversation.
Puis, on en est venus à parler de la conception étrange et fantasque qu’il se fait du couple. Rien que ce mot le fait tiquer car il n’est, selon lui, approprié que lorsqu’on parle de perruches. Lui parle d’un ensemble, de deux entités qui choisissent de passer certains moments ensemble et non pas qui le subissent. Il parle d’une relation ultime et entière, sublimée, magnifiée où deux êtres s’assemblent et se lient par leur seule envie et non pas par un bout de papier, ou un titre de propriété, ou même des enfants.
C’est beau, c’est divinement puissant comme concept mais cela ne reste qu’un concept, justement. La réalité est toute autre et même si l’on doit tendre vers cette perfection, cet idéal, nier le pragmatisme de la vie et rester dans l’abstrait, c’est se mettre la tête dans le sable.
Je pense que sa dernière relation se passait comme ça, chacun chez soi mais une semaine sur deux chez elle. A ne faire aucun projet ensemble autre que des vacances et des sorties. Malgré que lui ait souhaité à un moment s’engager plus loin avec elle.
Il n’a rien vu venir, la rupture a été abrupte, sans avertissement et ça l’a complètement anéanti. Il ne l’a pas comprise car basée selon lui sur rien de tangible : elle ne l’aimait plus suffisamment pour envisager son avenir avec lui. Et pourtant, c’est bien la seule chose contre laquelle il est inutile de lutter.
Bref, je pense qu’il vit ce qu’il nous arrive comme une extension de sa dernière relation. Pas tout-à-fait conscient qu’il devait combler le vide à tout prix, pour lui j’étais le parfait substitut qui tombait à point nommé. J’ai de plus, selon lui, plein de points en commun avec elle…
Ça a semblé faire sens tout à coup chez lui. D’où c’est peut-être trop tôt car il n’a pas eu le temps de se résigner, de faire son deuil et bien sûr de tourner la page. Et de fil en aiguille, il s’est rendu compte aussi que c’était peut-être trop tard car celle que j’étais il y a 23 ans n’existe plus, et même s’il dit vouloir apprendre à connaître celle que je suis devenue, il regrette énormément celle d’avant.
Trop tôt et trop tard, ce qu’on a pris pour le bon timing était juste le plus inconfortable de tous. Et le plus stérile.
D’où mon retour illico presto dans ma coquille. Je ne vais pas me mentir, j’ai mal. Mais je vais lui mentir à lui, je n’ai pas le choix. C’est même automatique. Même si je sais que sa clairvoyance à mon sujet est toujours là, je ne peux que lui répondre « Je ne sais pas » quand il me demande ce que je ressentirais si tout s’arrêtait entre nous là maintenant.
Je ne peux m’empêcher de redouter les heures, les jours prochains. C’est devenu tellement singulier entre nous. Lui et moi à nouveau dans nos coquilles respectives mais derrière la porte à guetter le moindre signe de l’autre. On sait que l’on doit, lui comme moi, ouvrir la porte et faire un pas en avant – a leap forward, a leap of faith – ensemble. Sinon, ça ne sert à rien.
En aura-t-on la volonté ?
Moi, la reine des bulots, la championne du tout ou rien, l’handicapée des émotions, je me demande vraiment si je dispose du bon patrimoine génétique pour réagir et interagir comme un être humain. Je cherche partout en moi en quête d’un signe, d’un indice, d’un présage quelconque, même d’un soupçon d’espoir dans ce vide sidéral qui ne peut que résonner du bruit de mon farfouillage.
Mon regard se perd quelques secondes sur un rayon de soleil venu illuminer le salon et soudain, je me cristallise. La lumière me transperce de part en part et dépose au creux de mon plexus solaire une image d’une puissance qui n’a d’égal que sa fugacité.
– Où es-tu partie ? Tu as eu une vision ?
– Je nous ai vus tous les deux riant aux éclats dans la cour de l’immeuble dans lequel nous habitions il y a 23 ans…
– Réminiscence ou prémonition ?
– Je ne saurais dire.
– Qu’as-tu ressenti ?
– J’étais… rassérénée.
– Prémonition, alors.
Et soudain, je comprends. Je LE comprends. Tout s’emboîte dans ma tête. Alors, je me mets à dérouler mon ressenti à haute voix.
Lui et moi sommes capables d’avoir des moments de communion plénière d’une intensité incroyable, une communion tant spirituelle que charnelle et l’instant d’après, il se téléporte dans une autre galaxie aux confins de l’univers où rien, certainement pas moi, ne peut l’atteindre. Et où bien sûr, les communications ne passent pas. Il est ce que j’ai appelé ‘Of Ice and Fire’. Quel dommage qu’il n’ait pas vu Game Of Thrones, il aurait adoré Drogon…
J’arrive à reconnaître ses départs imminents pour le no-man’s land de ses errements : son regard s’assombrit, un nuage squatte son front, sa mâchoire se crispe et sa voix devient lointaine. Je me souviens qu’il était déjà comme ça il y a 23 ans. D’ailleurs, je crois que c’est cela qui nous a fait nous déchirer. J’avais alors de plus en plus souvent en face de moi quelqu’un qui n’était plus là, qui partait au loin combattre des démons internes en me claquant la porte au nez.
Et plus il dérivait, plus je devenais agressive car laissée à patauger dans l’incompréhension la plus totale. Moi la solaire, je ne comprenais plus rien au lunaire qu’il était devenu. J’avais l’impression de perdre chaque jour un peu plus l’homme que j’avais aimé et épousé.
Ainsi, déjà à l’époque, il se posait une tonne de questions sur lui-même. D’où sa quête incessante de réponses partout où il croyait pouvoir en glaner. Rejeté par sa mère puis par son père, il s’est construit comme un orphelin en colère contre la terre entière avec le désir ardent même si inconscient de prouver qu’il était quelqu’un malgré tout.
Si moi aussi j’ai grandi avec cette même colère au fond de mes tripes, j’ai choisi de n’avoir besoin de personne puisqu’on n’avait pas eu besoin de moi. Lui, il n’a eu de cesse de trouver une famille de substitution pour avoir enfin sa place au sein d’un tout. Il a eu et a toujours ce besoin d’appartenance, de juste valeur dans un ensemble, une cohérence.
Pour savoir qui il était. Quel homme il devait être. Puisque la seule valeur qu’on lui ait apprise jusqu’à lors était qu’il ne valait rien, qu’il n’était pas digne d’être aimé et que c’est pour cela qu’on le rejetait. Je lui avais dit à l’époque qu’il ne pouvait porter les failles des autres comme étant les siennes toute sa vie, qu’il devait investiguer pour comprendre et pouvoir faire la paix au fond de lui.
Le père, son père et tous les pères spirituels qu’il a pu rencontrer dans sa vie ont toujours tenu une place prépondérante en lui. D’une certaine façon, c’est grâce à eux qu’il est devenu l’homme qu’il est aujourd’hui avec des valeurs bien ancrées en lui comme l’honneur et la noblesse d’âme.
Autant il a pu faire la paix avec son père, autant faire de même avec sa mère s’est vite avéré être une cause perdue. Et cela a laissé une empreinte indélébile dont lui-même n’a pas conscience. Pour lui, elle l’a rejeté car elle ne l’aimait plus, il n’était plus ‘digne’ de son amour. Comme si un enfant pouvait être indigne d’être aimé ! Ce n’est pas lui qui avait un problème, c’est elle.
Bref, inconsciemment, il a fait en sorte à un moment donné de ne plus mériter l’amour des trois femmes de sa vie : moi, sa deuxième épouse et sa dernière compagne qui avons toutes les trois capitulé. Avec chacune des trois, un amour fou suivi d’une descente aux enfers. Un schéma qu’il a reproduit encore et encore sans en avoir conscience.
On ne reproduit ce genre de schémas que dans l’espoir de les maîtriser un jour. Car on s’est senti impuissant à un moment de sa vie, on n’a pu que subir, on a été victime alors on se remet en situation encore et encore jusqu’à ce qu’on puisse prendre le contrôle, en général en devenant le bourreau.
« Il est temps peut-être de dire stop, ni victime, ni bourreau, ce n’est pas ce que tu veux, ce que tu es, tu peux aimer et être aimé en retour sans qu’on ne te fasse défaut, sans que tu ne TE fasses défaut… »
Mes mots semblent le percuter de plein fouet. Il a ce regard un peu halluciné comme lorsqu’on vient d’accuser la rage dévastatrice d’une tornade. Je pourrais m’arrêter là mais je sens que quelque chose s’opère en moi. Un changement en profondeur. Les morceaux se rapprochent les uns des autres et commencent à fusionner dans un magma de lumière flamboyante, je me mets à vibrer de toutes les fibres de mon être et les choses m’apparaissent alors dans une clarté absolue. J’ai ce qu’on appelle une transcendance.
Darkness can not come out of darkness. Only light can.
Je regarde Bradley, je plonge en lui, je suis en lui, je vois l’ombre qui l’étreint, les nuages lourds de pluie et les amas de pierres silencieuses. Une lumière clignote au fond d’un puits, un peu comme une ampoule sur le point de s’éteindre.
Je sens alors une boule d’énergie se former en moi, une aura pure et puissante qui commence à m’irradier de partout, je sais à ce moment-là que je n’ai d’autre choix que de projeter cette énergie sur lui, de lui déverser ma lumière pour vaincre ses ténèbres. Ce que je ressens ne provoque pas le chaos en moi, au contraire, je suis d’une sérénité absolue, je sais exactement où je suis, qui je suis et ce que je dois faire. Je crois que j’ai atteint un niveau de conscience si élevé que je peux percevoir l’essence de chaque chose comme si cela faisait partie de moi.
Je viens de comprendre enfin ce que je devais faire de mon don d’empathie.
Doubt is part of life. Darkness is for a reason. A reason to invent the light bulb.
Je suis une révélatrice de lumière. Et maintenant que j’y pense, je me rends compte que ce n’est pas la première fois que ce concept apparaît dans ma vie. Auparavant, oui, on me l’a reporté à plusieurs reprises. Comme quoi je révélais en certains soit un don bien particulier, soit un chemin à suivre, soit une clé pour ouvrir une porte.
Je trouvais cela tellement incongru venant de moi qui ai passé la majeure partie de ma vie dans un labyrinthe sombre et tortueux à éviter le plus possible toute interaction humaine, que je n’y ai jamais vraiment prêté attention.
Je ne suis pas une guérisseuse, je ne peux pas extraire l’obscurité des gens, je ne peux qu’aller révéler au fond d’eux la lumière nécessaire pour combattre leurs ombres. Et dans de rares cas, je peux transmettre ma propre lumière.
Donc, c’est peut-être ça, j’ai été placée sur la route de Bradley dans ce but précis. D’où la dissonance de mon rôle auprès de lui, je ne suis peut-être pas celle qui peut le guérir par son amour mais par sa lumière ? Car clairement, je ne peux être juge et parti, je ne peux avoir le détachement nécessaire pour intervenir que si je n’ai pas d’enjeux personnels avec lui, sinon c’est corrompu.
Cette révélation semble lui faire sens en même temps qu’un énorme dilemme commence à s’édifier au fond de lui. Je le sens s’éloigner tandis qu’il est assailli de toutes parts, dans son regard passent successivement le désarroi, l’espoir, la peur et la confiance. C’en est trop pour lui.
Je reste plantée là dans le salon, soudainement vidée. Ma boule d’énergie a disparu dès qu’il a refermé la porte derrière lui. Je sais cependant que cela lui fera le plus grand bien de prendre l’air. Et à moi de me retrouver seule. Car je lui ai menti là aussi lorsqu’il m’a demandé plus tôt si je souhaitais qu’il parte.
Bref. Il revient une petite heure plus tard. Je peux sentir avant même de le voir qu’il a pris une décision, même si encore fragile et chancelante. Bien retranchée dans ma coquille blindée, je l’attends. J’ai eu le temps de fourbir mes armes.
« Je te veux toute entière. Ta tête, ton cœur, ton âme et ton corps. Je n’ai pas peur. »
Je lui réponds dans ma tête « You can’t have it all… » mais je lui réponds en live dans une pirouette, non sans avoir mauvaise conscience de lui mentir effrontément : « C’est l’heure de l’apéro ! Et parlons d’autre chose ! Allez, et si on se faisait rire ? »
Une très bonne soirée, une très belle nuit. De la même qualité que notre toute première. Assez facile, finalement, de me dédoubler. D’être là sans être là.
Il est reparti hier en fin d’après-midi. Je me suis attelée immédiatement au ménage, j’ai fait des cigarettes devant ma série du moment, une séance mani-pedi et hop mon nouveau traitement à base de mélatonine dans le coco, je suis allée me coucher extraordinairement tôt.
Aucune nouvelle depuis. Je ne lui ai pas manqué la semaine où l’on ne s’est pas vu, il m’appelait quand il en avait envie. Là, avec tout ce que je lui ai asséné ce week-end, je peux comprendre qu’il n’ait pas envie, encore moins besoin d’entendre ma voix. Et moi, je ne le relancerai pas, je le laisse décanter tranquillement. S’il doit revenir, il reviendra.
Je suis plus que jamais dans ma chépattitude, bien que je sente se dessiner en moi des résolutions que j’avais oubliées. Mais j’ai avancé. J’ai même appris sur moi des choses dont je ne me croyais pas capable. Comme de découcher à l’improviste, d’être capable de l’improviste tout court sans que j’en fasse un coucou suisse aux répercussions psychotiques irréversibles. Ça paraît débilement anodin mais cela ne l’est pas.
J’ai aussi et surtout trouvé ENFIN un sens à mon don. C’est devenu quelque chose que je comprends et dont je peux me servir concrètement. Et l’état nirvanesque dans lequel cela m’a plongée est définitivement une des plus belles expériences de toute ma vie. Je me savais messed-up, fucked-up, brisée, fragmentée, mais force est de constater que la cohérence qui fait jour en moi n’est pas le fruit du hasard.
Et j’ai trouvé la force pour enfin dire adieu à Walter. Est-ce que je regrette? Je ne crois pas, j’ai entendu une chanson à la radio qui m’aurait avant rendue très nostalgique mais qui là, ne m’a pas fait mal. Ça fait bizarre d’avancer sans plus aucune entrave.
Je ne peux cependant m’empêcher de relire ses textos qui n’ont fait que pleuvoir après celui de mes adieux. Et de repenser à il y a 7 ans lorsque j’ai fait la même.
- ?
- 🙁
- OK
- Je n’ai pas dit oublier mais regarder devant 😉 Comme tu voudras.
- Je veux venir vers toi et tu recules ! Je souhaite simplement être avec toi, paisiblement.
- ?
- Je suis très triste, que t’arrive-t-il ?
- Tu me rejettes, encore.
- ………..
La finalité, c’est qu’il ne m’a pas appelée et qu’il est encore moins passé me voir à ce moment-là, me prouvant une ultime fois qu’il ne serait jamais là.
23.40. Tandis que je finis d’écrire ces mots, Bradley m’appelle. Il n’était pas parti très loin comme je l’aurais supposé. Je vais me coucher encore plus déboussolée qu’avant son appel. Déboussolée et sereine à la fois. C’est très étrange.