JOURNAL   Saison 5

L’OEIL DE SAURON

« C’est bientôt la rentrée des classes ! Vous aurez bien sûr pensé à reprendre le rythme de coucher les enfants plus tôt car on veut éviter les réveils grincheux et le traînage de pieds dans la salle de bains le jour J ! »

Tout ce qui fait une bonne rentrée des classes, quoi.

 

Mardi 1er septembre 2020

Ah ces sacrés experts, ils s’en donnent à cœur joie depuis quelques jours avec leurs conseils pour parents débiles ! Bien sûr que le cartable n’est pas prêt, bien sûr qu’on va faire une boum jusqu’à 2h du mat la veille, bien sûr qu’on va les mettre devant la télé au petit-déj une demi-heure avant de partir à l’école…

Moi, je ne suis pas concernée mais ça m’agace quand même. Et ce qui finit de me faire perdre le reste de la zénitude acquise lors de ma petite escapade en Normandie – qu’est-ce que j’étais bien sur ma plage ! –  ce sont les nouvelles mesures anti-covid pondues par le gouvernement concernant les restaurateurs : ces derniers doivent désormais faire remplir à leurs clients dès leur arrivée un petit questionnaire avec identité et numéro de téléphone et… leur prendre la température !

« Premièrement, ce n’est pas à nous de faire ça. Deuxièmement, c’est encore notre trésorerie qui va en pâtir : après les écrans pvc, les gels, les masques, les visières, maintenant les thermomètres ! Enfin et surtout, cela va faire fuir la clientèle pour de bon ! Alors, je préfère fermer mon établissement, je perdrais moins d’argent ! »

Il a raison, ce Monsieur. On finit par être excédé par toutes ces absurdités. Je suis bien contente, finalement, d’avoir échappé à tout cela. S’ils n’avaient pas mis trois mois pour imposer le port du masque PARTOUT, on n’en serait peut-être pas là.

 

Oui, pas de doute, c’est la rentrée. Je l’ai constaté samedi dernier en ouvrant mes fenêtres : les monstres sont bien tous revenus dans le parc, en pleine forme ! Leurs cordes vocales aussi…

Donc exit la tranquillité du mois d’août.

Même la finale de la Ligue des Champions sur la terrasse en dessous il y a dix jours n’a pas (trop) perturbé la quiétude de mes oreilles… Comme ils supportaient le PSG, bah ils ont arrêté de beugler très vite. Il y avait même un silence mortuaire à 23.00. Ça m’a presque fait de la peine.

Mais qui dit rentrée des classes dit rentrée des bureaux, je ne me fais aucune illusion, ça va se remettre à brailler dans pas longtemps en dessous avec les happy-hours qui ne vont pas manquer de refleurir… Bon, j’arrête mes jérémiades de vieille radasse, il faut que je sois solidaire de tous les business qui s’en sortent. Allez-y, cassez-moi les oreilles, c’est signe de bonne santé !

A ce propos, j’ai discuté longuement hier avec Sarah Jane venue récupérer son vélo que j’ai ramené de chez ses parents Miles et Joan. Comme on a les mêmes idées et le même enthousiasme pour faire revivre le Normandy Beach, autant dire que la conversation a été enjouée.

Ça m’a fait de plus extrêmement plaisir de la revoir après toutes ces années. La fillette que j’ai connue, ce petit écureuil timide, est devenue une bien belle jeune femme souriante et lumineuse. C’est une tronche aussi : elle parle quatre langues, elle a fait Sciences Po et elle travaille en ce moment pour the English Embassy à Paris. Malgré son jeune âge, elle en impose, respect !

Bref, de partager les mêmes idées a confirmé que j’étais sur la bonne voie. Concernant le Normandy Beach bien sûr mais plus largement aussi dans ce projet de reconversion comme Consultante en renouveau d’entreprises…

Du coup, je zappe les nombreuses offres d’emploi que je continue de recevoir, celles-là même que je consultais avidement il y a encore une semaine. Elles me paraissent insipides, dénuées d’intérêt, complètement aux antipodes de ce qui m’anime en ce moment. J’ai un peu mauvaise conscience mais en même temps, elles ne m’ont rien apporté à ce jour alors je me dis que je ne passe pas à côté de grand-chose.

Toute mon attention est retenue par ce projet. Comme l’œil de Sauron sur Frodo et son anneau.

J’ai mis mon cousin Bruce dans la boucle, mon expert web et médias et j’ai commencé à tracer l’architecture de mon plan de bataille. Il y a tant à faire mais j’adore ça ! Plus trop le temps maintenant pour autre chose, comme le fitness… Bah ça tombe bien, la wii-fit est en fin de vie.

Bref, ça fait du bien de se lever avec un but. Ça fait du bien d’être débordée. Ça fait du bien de se sentir utile.

 

14.30. J’appelle Maman. Pas de réponse. Je m’y attendais. L’infirmière ne m’en dit pas plus qu’avant-hier lorsque je suis venue sur place avec Toto et la smala. Elle ne mange pratiquement plus sauf contrainte et forcée, et encore, seulement quelques bouchées sinon elle vomit, quand elle arrive à répondre au téléphone et qu’elle ne porte pas le combiné à son oreille sourde, elle raccroche au bout de trente secondes parce qu’elle se dit fatiguée, elle ne regarde plus la télé, elle ne s’intéresse à rien, elle se laisse mourir, quoi.

J’ai bien vu dimanche. Désormais, plus aucune conversation n’est possible avec elle. Elle n’est plus présente et aucune stimulation que ce soit ne peut la faire sortir de sa torpeur. Cliniquement, elle va relativement bien mais toutes ces fonctions cognitives sont aujourd’hui réduites à néant. Elle le dit à l’envi, d’ailleurs :

« Laissez-moi partir, je ne veux plus continuer. »

Je la comprends. A sa place, je voudrais la même chose. C’est du maintien de vie, de l’acharnement thérapeutique. Mais pour qui, au juste, pour elle ou pour nous ? Si j’en avais la force, je la ferais partir d’un coup d’oreiller. Ce n’est pas tant de risquer la prison qui me retient mais le besoin viscéral de grappiller encore quelques fragments d’elle avant la rupture de stock.

Donc, j’y retourne samedi.

 

Il fait froid depuis quelques temps. Une transition Sahara/Alaska un peu abrupte qui moi, à l’inverse de la plupart de mes congénères, m’a ravie. J’ai ainsi ressorti avec une joie non-dissimulée ma couette, mon pyjama pilou et mon plaid écossais pour glander sur la banquette, fin prête pour les grands frimas. Mais comme ils annoncent un redoux, je sens que je n’ai pas fini de ronchonner.

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