JOURNAL   Saison 5

LE CÂLIN DE L’ANGE

« C’est quoi, ce boulot d’Office Manager ? Tu vas être concierge ? »

La barre de rire, ô combien salvatrice, qui s’est emparé de notre petite assemblée. Merci, Harry. Toi seul pouvait réussir cet exploit de me faire descendre, même si momentanément, du nuage mélancolique sur lequel je me suis réfugiée depuis une semaine.

 

Samedi 19 septembre 2020

Chaque jour, j’ai ce réflexe « Tiens, je vais appeler Maman » suivi d’un vide puis d’une estocade en plein cœur. J’ai l’impression de vivre un mauvais rêve dont je peine à m’extirper. Toto, pareil. Chaque jour, il se dit « Tiens, je vais aller voir ma maman cet après-midi » il a l’impression qu’elle est toujours là, il parvient presque à sentir sa présence.

Les nombreuses photos chez lui y sont certainement pour quelque chose.

Moi, mardi, ça m’a littéralement crucifiée de douleur. C’est pour ça que chez moi, il n’y en a pas. A l’exception d’une seule que j’ai mise dans la bibliothèque et sur laquelle j’évite soigneusement de m’attarder.

Pauvre Toto. Je peux sentir son chagrin immense et pourtant, je suis incapable de lui apporter le moindre réconfort. Je n’ai même pas pu le prendre dans mes bras aux obsèques. Je sais cependant qu’il est bien entouré et je suis heureuse finalement du caractère de lionne de ma belle-sœur qui sait gérer. Je crois que, lâchement, je m’en suis remise à elle pour prendre soin de mon petit frère.

On s’appelle, pour savoir comment va l’autre. On se donne des nouvelles, le test covid de ma nièce est négatif, mon neveu a trouvé un job, moi j’ai mes dilemmes… Je ne croyais pas qu’on puisse devenir si proches lui et moi. Bref, il est tout mimi, il s’inquiète pour moi, à sa façon. Comme mardi soir avant de repartir, après le cinquième kilo de tomates du jardin que j’ai refusé, il s’est exclamé, quelque peu soucieux :

« Bah il faut bien que tu manges, quand même ! »

Lui pour qui le premier critère de qualité d’un restaurant est que ce soit copieux, lui que la perte d’appétit de Maman horrifiait, il a crû que je me laissais dépérir de chagrin et a exprimé son inquiétude en bourrant mon panier avec tous les légumes de son jardin. Comme si j’avais le temps et l’esprit à faire une ratatouille géante. Mais bon.

Oui, une semaine aujourd’hui qu’on a dit au-revoir à Maman. J’ai l’impression que ça fait une éternité. Depuis mardi, j’ai arrêté de pleurer. Je m’occupe l’esprit autant que je peux mais c’est souvent la nuit, lorsque je me réveille en sursaut d’un sommeil étrangement lourd, que c’est le plus dur.

Alors, malgré mon envie instinctive de retourner au fond de ma coquille, j’ai sonné l’alarme et déclenché le plan ORSEC « Sauvons Bichette » auquel mes amis ont répondu d’un seul corps. Déjà, Nénette hier midi avec Harry, son oncle magnétiseur et grand comique devant l’éternel que j’ai demandé à voir avant son grand départ à la Réunion pour ouvrir son cabinet de magnétiseur. Comme il a développé dernièrement son don de médium, j’avais peut-être besoin de ses lumières en cette période de grandes interrogations… Quand je lui ai tout déballé, il a dégainé son pendule doré et s’est mis à psalmodier :

« Hum… Alors, non, ce ne sera pas la Nouvelle-Zélande… Ni la Normandie… Je ne vois que Paris. »

Ça a fait sens et confirmé ce que je pressens au fond de moi depuis quelques jours. Tout le monde, Harry en tête de proue pourtant, a été enthousiaste à propos de la Nouvelle-Zélande, à part Toto que cela a affolé. Mais d’une, je ne me sens pas prête pour l’instant à me perdre au bout du monde, qui plus est si ce n’est pas le Montana, et de deux, comme ce recrutement avait un caractère urgent, je pense que c’est un peu mort aujourd’hui.

Quant à migrer en Normandie pour m’y faire une petite vie tranquille, sans être complètement reléguée aux oubliettes, je me dis que cette option est peut-être celle de la fuite de mes responsabilités, celle du voilage de face et d’une certaine façon, celle de l’abdication. En effet, les trois francs six sous du petit boulot que je trouverais sur place me permettrait de survivre mais ne me permettrait en aucun cas de rembourser ma dette, et ça, c’est une donnée que je ne peux ni ne veux effacer de mon tableau.

Cela m’a donc menée tout naturellement vers l’option de rester sur Paris. Avec un boulot et une paie qui s’entendent, je peux reprendre une vie décente, rembourser ma dette et passer mes week-ends à Arromanches pour continuer d’aider Miles et Joan. C’est le tout-en-un. C’est aussi l’option la plus rationnelle et celle qui pourra m’aider à me reconstruire.

Et cela commence par le boulot. Mon entretien téléphonique lundi s’est bien passé. Je n’ai pas bafouillé ni raconté de carabistouilles mais surtout, j’ai ressenti une réelle motivation pour ce poste d’Office Manager dans cette petite start-up devenue grande. J’ai d’ailleurs bien souligné le fait que c’était la première fois en six mois que j’avais un si bon feeling, tant sur la boîte que sur le poste proposé. Oui, c’est la seule fois que je me suis arrachée pour pondre une belle lettre de motivation, sincère et ciblée.

Bref, j’en ai parlé à Andrew qui s’est exclamé :

« Hé mais je les connais, ils sont venus faire une démo au boulot, ils sont bons ! Et j’ai une collègue qui est pote avec un des dirigeants, comme elle me doit un service, veux-tu que je lui demande d’appuyer ta candidature ? »

Du coup, hier soir j’ai revu le Scoobigang. Et la petite Abigail, la fille d’Andrew et de Mimine, qui a spontanément mis ses bras autour de moi en me couvrant de baisers. Le câlin de l’ange qui instantanément a tout apaisé en moi. Du haut de ses cinq ans, par ce simple geste d’une pureté cristalline, elle a posé sur mon cœur meurtri le pansement que n’a pu me donner Harry plus tôt dans la journée lorsqu’il a tenté, sur ma demande, d’extraire ma douleur. Bouleversant.

 

Une belle et forte journée. Remplie de sens et de coïncidences qui n’en sont pas, d’éclaircies dans la tempête, de lumière au bout du chemin… Une journée qui m’a réanimée. Même s’il reste encore des zones d’ombre bien mystérieuses. En effet, silence-radio de la part de Walter depuis une semaine. Je ne sais qu’en penser. Je n’ai pas encore analysé notre longue conversation. Comme c’est arrivé en plein chaos, je crois que j’ai tout mis de côté pour y repenser plus tard. Plus tard, c’est aujourd’hui mais c’est toujours aussi insondable.

Je ne souffre pas vraiment, je crois que j’ai tellement eu mal ces derniers jours que tout le reste me semble bien anodin, mais c’est là, dans l’ombre, lancinant.

Et puis, Nénette m’a confié que Bradley, mon premier mari, voudrait beaucoup me revoir. Elle l’a revu par hasard l’an dernier et est restée en contact depuis, il est même devenu un de ses patients ! Ils ont beaucoup papoté et reparlé du bon vieux temps – sacrément vieux car ça date de plus de vingt ans ! – et donc de moi… Elle m’a dit aussi qu’il lui avait avoué être passé souvent devant le restaurant rien que pour m’apercevoir… What the fuck ?!!

Bref. Du coup, elle a proposé un déjeuner chez elle la semaine prochaine. J’ai pas dit oui, j’ai pas dit non, je ne sais pas, je ne comprends rien. Je crois que j’ai un trop-plein d’informations à processer en même temps. Je déborde. Il faudrait que je me fie à mon intuition. Mais c’est un peu le bordel, de ce côté-là en ce moment, donc…

Enfin, la dernière zone d’ombres, et pas des moindres, c’est que la banque a réactivé, bien plus tôt que je ne l’aurais pensé, sa punaise de caution de 96 000 balles à lui devoir. Branle-bas de combat avec Kevin avec les avocats à saisir de notre dossier sans tarder. C’était prévu, c’est juste que cela me soûle d’entrer en mode combat dans cette période si particulière pour moi. Ça me fatigue rien que d’y penser.

Mais bon, quand faut y aller… Comme lundi lorsque j’ai lâché les chiens sur les pompes funèbres. J’ai mis en stand-by leur paiement auprès du fonds obsèques, j’ai appelé le crématorium, la gendarmerie, la mairie, le notaire, je leur ai vraiment fait la misère tout ça pour que l’EHPAD nous dise que la petite aide-soignante qui s’est occupée de Maman à son décès n’a pas su trop quoi faire et a fourré les bijoux de Maman dans un gant de toilette puis dans un sac en plastique tout au fond d’une des poches de son grand sac de voyage que l’on a bien récupéré.

Je me suis donc excusée, la mairie m’a bien confirmé la présence d’un agent de la police municipale à la pose des scellés, le crématorium m’a renvoyé le certificat corrigé et m’a éclairée sur la mise à la flamme à laquelle nous n’avons pas assisté : c’est quelque chose qu’ils ne font plus car cela a été jugé trop perturbant de voir par caméra le cercueil entrer dans la fournaise…

Je comprends tout-à-fait. C’était le moment que je redoutais le plus, en repensant comment cela s’était passé pour mon père. Limite, j’ai été soulagée qu’ils tirent le rideau et nous enjoignent à partir en fin de cérémonie. Mais cela aurait été bien qu’ils nous en informent au préalable.

Et dernières modalités chez le notaire mardi. Les comptes bancaires de Maman sont bloqués le temps de la succession, c’est-à-dire six mois environ. J’ai juste fait une requête pour planquer ma part d’héritage sur le compte de Toto ou à défaut, pour la faire consigner à la Caisse des Dépôts car il est hors de question que la banque mette ses pattes dessus. Il n’y a pas grand-chose, pourtant, mais ce pas grand-chose ne leur appartient pas.

Bref, toutes ces formalités administratives et ces chicaneries en tout genre m’emmerdent au plus haut point. Je déteste ça. Non pas parce que je ne sais pas comment les gérer mais parce que j’aimerais tellement être autre chose qu’un pit-bull en ce moment !

 

Je regarde la bague de Maman sur ma main gauche, un entrelacs de trois anneaux en argent. Une pacotille d’une valeur sans égal pour moi qui m’a été léguée comme le réceptacle d’un morceau de l’âme de Maman. Et cela me fait penser à ceux que le décès d’un proche frappe soudainement… Je les plains, vraiment.

Tout à faire en même temps, organiser les obsèques, la succession, trier les affaires, se résoudre à jeter, ne pas y parvenir, pleurer des heures devant un tas de photos que l’on ne peut s’empêcher de parcourir entièrement, garder religieusement des breloques sans valeur et des bibelots hideux simplement parce qu’on les relie à un souvenir précis de bonheur et d’insouciance, finir par vider la maison qui résonne alors de la mémoire du passé, se déchirer pour savoir si on la garde, si on la vend… Tout ça sous le choc, le cœur en lambeaux.

Pour nous, tout s’est fait par étapes depuis quatre ans et l’on savait depuis deux mois qu’elle pouvait partir à tout moment. Je sais même vivre sans elle depuis le 17 mai dernier où elle est partie aux urgences d’Ambroise Paré. Donc, autant dire que l’on était plus que préparé, toutes ou presque les considérations matérielles réglées, on voulait n’avoir la tête qu’à notre deuil.

Mais quand ça arrive, préparé ou pas, c’est quand même la panique, le désarroi, l’abîme sans fond et n’importe quelle formalité ou tracasserie n’ayant pas été circonvenue, si infime soit-elle, devient une épreuve insurmontable. Alors, j’imagine l’horreur que doivent éprouver ceux sur qui tout tombe sur la tête au même moment…

 

15.00. Coup de mou. Je voulais commencer le kick-off board du Normandy Beach, tout est prêt, y a plus qu’à mettre en forme dans un beau tableau excel. Je ferai ça demain. Et lundi, j’attends de pied ferme des nouvelles pour mon job de ‘concierge’.

Je m’en vais faire l’étoile de mer sur la banquette.

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1 avis sur “LE CÂLIN DE L’ANGE

  1. Lecrompt Michel

    On compatit à ta souffrance, mais fais confiance au temps qui permet d’adoucir nos douleurs, petit à petit, tout comme la Nature qui, ayant peur du vide, vient reboucher ce trou béant laissé par l’arbre qui vient d’être arraché.

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