JOURNAL   Saison 2

AUX URGENCES

– C’est nous qui faisons pimpon ?

  • Oui, on est dans une ambulance.
  • Mais je vais bien ! Je préfère qu’on aille manger au restaurant, dis, on peut ?

Appel au 15 à 9.33, visite du médecin de garde qui juge l’état de ma mère assez grave pour appeler une ambulance, direction les urgences d’Ambroise Paré. Il ne manque pas, au passage, de se moquer de mon téléphone préhistorique… Bah tant qu’il appelle les numéros d’urgence…

Dimanche 17 mai 2020 – DECONFINEMENT J+7

Incapable de faire le moindre geste sans souffler comme un bœuf et manquer de s’évanouir, la toilette et le petit-déjeuner de ma mère ce matin ont été dantesques. D’où le 15. En fait, elle présente tous les symptômes qui l’ont envoyée à l’hôpital il y a huit mois. J’ai beau lui expliquer mais elle ne comprend pas, elle le prend comme une punition, un billet pour le couloir de la mort.

Elle s’affole tellement qu’elle me crie, tandis que les ambulanciers la hissent sur leur chaise roulante :

  • J’ai faim ! Tu vois, je vais mieux, je peux rester ?

Et en stand-by dans la rue, elle se lève dans un sursaut d’énergie en déclarant qu’elle va bien. Les ambulanciers s’y mettent à deux pour la rasseoir puis pour la transférer sur le brancard. Ils essayent, tout du moins, vu qu’elle fait exactement le contraire de ce qu’ils lui disent. Ha ha ha, elle ne le fait pas qu’à moi, ça me rassure !

Bref. A mesure que l’on approche de l’hôpital, j’ai l’impression qu’elle réalise enfin. Elle se met à paniquer :

  • J’ai peur ! Me laisse pas !
  • Je suis là, Maman. Tout va bien se passer.
  • Je ne reviendrai jamais, c’est ça ?
  • Il y a de fortes chances pour que plus tard tu sois transférée directement de l’hôpital à l’EHPAD, oui…
  • C’est un mouroir là-bas ! Je ne serai qu’avec des vieux.
  • Non, ça c’était le service gériatrie de Pompidou.
  • Je vais me laisser mourir.
  • T’as pas intérêt. Y a Toto qui t’attend, tu ne peux pas lui faire ça.

On arrive aux urgences désertes où Maman est prise en charge immédiatement. La doctoresse avait raison. Mais de la voir à travers la vitre me faire un petit signe de la main tandis que l’on s’affaire auprès d’elle, j’avoue que cela commence à me toucher.

D’un seul coup, je suis incapable de me rappeler un seul des moments d’exaspération que j’ai pu vivre durant ces sept mois, je ne ressens que de l’angoisse teintée de mauvaise conscience et un irrésistible besoin de la prendre dans mes bras.

14.00. Ça fait un peu plus de deux heures que je patiente sur une chaise métallique qui me tale le coccyx. L’interne, une blondinette aux traits tirés, est venue me voir à un moment donné pour faire le point.

  • Cela aurait peut-être été mieux d’aller à Pompidou où elle a été hospitalisée ?
  • Ah bah oui mais la gériatre ne m’a pas rappelée quand j’ai demandé il y a dix jours…

Bref. Pas grand-chose d’autre à faire que de regarder les allées et venues qui commencent à s’intensifier. Ainsi, j’observe le ballet des brancards du SAMU, de la Croix Rouge, des pompiers… De beaux pompiers, c’est déjà ça !

Puis, trois policiers débarquent en encadrant une dame en boubou léopard. Ils passent en priorité, je ne vois pas trop pourquoi parce que la dame n’est pas inconsciente, elle ne pisse pas le sang, elle a tous ses membres et même pas de menottes au bout.

Alors, comme je sens que je vais y passer l’après-midi, je sors mes mots fléchés.

17.00. Il y a une petite dame qui patiente comme moi, une chaise plus loin. Son mari a été amené vers 13.00 sur un brancard, à peine conscient. De l’avoir vue lui tenir la main et lui murmurer des mots d’apaisement, d’avoir vu son déchirement lorsqu’ils l’ont emmené derrière la lourde porte coulissante, de la voir depuis pratiquement prostrée sur sa chaise à côté de moi, rongée d’angoisse, cela me bouleverse. Alors, j’engage la conversation.

C’est bien ce que je pensais, l’histoire qu’elle me raconte est tout simplement abominable. Son mari est atteint de deux maladies en même temps, Lewy et Parkinson, toutes deux dégénératives et mortelles à relativement brève échéance. Elle dit que c’était un homme plein de vie, sociable et très actif qui s’est retrouvé réduit à néant du jour au lendemain.

Elle raconte alors les difficultés à le maintenir à domicile puis sa résignation à le placer en EHPAD où il a fait une chute dernièrement, nécessitant une opération. Mais la plaie s’est infectée et son état général s’est dégradé à la vitesse grand V, d’où les urgences aujourd’hui car il n’y a pas de médecin le dimanche en EHPAD. Mais le plus affreux est ce qu’elle me confie en sanglotant :

  • C’est la première fois que je le revois depuis deux mois à cause du covid. Il se laisse mourir, il me l’a dit, et je ne peux pas être auprès de lui !

Si je ne me retenais pas, je la prendrais dans mes bras pour la réconforter. J’ai une boule dans la gorge, je ne sais pas pourquoi cela me touche autant. Si maintenant mon don d’empathie fonctionne sans contact, me voilà fraîche.

En fait, je repense à mon père. Je revois le gaillard bedonnant qu’il était et le moineau famélique qu’il était devenu, paralysé dans son lit médicalisé après son deuxième AVC. Je repense à ce qu’il me chuchotait en me tirant par la manche dès que ma mère avait le dos tourné :

  • Tu peux m’aider à mourir ?

Je lui replaçais sous la nuque la peluche Barbapapa que je lui avais achetée et j’essayais alors de lui changer les idées en faisant le pitre. C’était surtout moi que je voulais distraire car j’étais bien désemparée.

Je venais un week-end sur deux et la plupart de mes vacances. J’ai dû me familiariser très vite avec le lève-malade, le changement de couches, la toilette au lit et la becquée pour aider comme je pouvais ma mère et les infirmières.

Moi, plus que tout autre peut-être, je peux comprendre qu’on ne supporte plus de n’être plus qu’un tas de chair meurtrie, je peux comprendre la honte de faire dans une couche, la honte d’avoir les fesses à l’air devant sa femme, sa fille, la honte d’être torché par des étrangères, je peux comprendre l’horreur de s’apercevoir que l’on perd non seulement son esprit mais aussi son âme, je peux comprendre que l’on ne veuille plus de ce maintien de vie car justement, ce n’est pas une vie.

L’euthanasie est le plus miséricordieux des cadeaux. Que l’on n’est jamais préparé à offrir, dusse-t-il être légal. On ne parvient pas à se mettre à la place de celui qui agonise, on ne pense qu’à sa propre douleur d’avoir à survivre à l’autre. C’est compréhensible mais c’est égoïste.

Je me revois au volant, des larmes plein les yeux, lorsque j’ai dû venir de toute urgence car mon père était dans le coma à l’hôpital. Je lui ai pris la main, je lui ai dit qu’il serait délivré bientôt et je lui ai souhaité bonne route. Je ne pouvais pas lui dire « Tiens bon, reste avec nous, pour nous, comme un légume mais reste ! »

Une heure plus tard, c’était fini. Mes larmes à l’infini. Mais j’étais soulagée pour lui.

18.20. Je lève mes fesses et leurs escarres et je vais voir le secrétariat pour la seconde fois. Ma mère, elle, n’était pas mourante quand elle est arrivée donc j’aimerais bien savoir ce qu’ils lui font, s’ils la gardent et combien de temps mon fessier va être confiné sur ma chaise de torture. On finit par me passer l’interne au téléphone.

  • Alors, on a fait un scanner et une sérologie qui révèlent une atteinte covid car elle a des lésions dans les poumons. C’est cependant modéré car elle n’a pas de détresse respiratoire, le cœur va bien et…
  • Je ne comprends pas, elle a fait un test il y a cinq jours qui était négatif…
  • Oui, c’est très probable qu’elle l’ait eu et qu’il soit parti. On a refait un test écouvillon, on aura les résultats demain. Les médecins vous appelleront.
  • Je suppose que je ne peux pas la voir ?
  • Non, désolé…

Je suis abasourdie. Je vais voir la petite dame qui attend toujours sagement pour lui dire au revoir et je sors de l’hôpital pratiquement en courant.

C’est une fois rentrée que je réalise. Je vais poser le sac d’affaires que j’ai emmené pour rien dans la chambre de ma mère et là, j’éclate en sanglots. J’appelle mon frère, mon oncle, même Kevin, je repense à ce qu’elle m’a dit dans l’ambulance « J’ai peur ! Me laisse pas ! » et je ne peux plus m’arrêter de pleurer.

C’est un barrage qui cède, mes larmes coulent à torrent. Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas pleuré ! C’est comme si elle venait de mourir. Tout ici me rappelle qu’elle n’est plus là, l’appartement entier résonne de son absence.

Pourtant, je savais que lorsqu’elle partirait pour l’EHPAD, cela allait me faire quelque chose et je pensais être préparée. Que dalle ! Même si j’étais impatiente de ne plus avoir à m’occuper d’elle, même si je ne la supportais plus, surtout ces derniers temps, cette séparation brutale me fait un mal de chien.

Cela dure une bonne heure où toute la boîte de kleenex y passe. J’ai les yeux tellement bouffis que je ne les vois plus. Je me mets à cogiter. Quand et qui a bien pu lui transmettre le virus ? Serait-ce moi en n’ayant pas pris de douche toute habillée en rentrant des courses ou en ne lavant pas les fraises au savon ?

Ou serait-ce Toto que nous sommes allées voir le dernier week-end avant le confinement, Toto qui se remettait doucement de ce qui semblait être une grosse grippe ? Ça ferait sens, elle a commencé à tousser courant mars, ses plaquettes et ses globules blancs ont chuté drastiquement début avril et la perte de poids a suivi…

Au final, peu importe, maintenant, c’est la voiture-balai du covid qui pose un problème, il faut qu’elle remonte la pente. Mais à son âge et vu son extrême faiblesse, je ne peux qu’avoir des craintes.

 

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