« Bon je crois que ce sera mon dernier message car j’en ai marre de te courir après deux fois par jour. Je ne sais pas combien de temps tu vas bouder, je ne comprends pas pourquoi tu boudes déjà, mais j’en ai marre de parler à ton répondeur. Moi, je te donne de mes nouvelles : on va probablement rentrer plus tôt que prévu, soit le 23, le 24 ou le 25 août, je voulais te prévenir. Donc, tu as mon numéro, prends soin de toi, ciao ! »
Bah si tu sais pas… nous voilà dans une autre impasse.
Vendredi 20 août 2021 # IM’PASSE SANITAIRE J+30
Je suis rentrée hier dans la journée. Pas allée chez Toto finalement, ce qui arrangeait ce dernier en plein dans ses travaux de terrassement. Je voulais rester au Normandy Beach. Et si je n’avais eu la voiture à rendre aujourd’hui, j’y serais restée jusqu’à dimanche.
J’ai passé une semaine, même si trop courte, FANTASTIQUE ! J’ai fait tout ce que j’aime, heureuse de toute mon âme. J’ai totalement déconnecté. De Paris, du taf, de Bradley.
La journée sur la plage, les pieds dans l’eau à ramasser des coques en chantant à tue-tête, à parler avec plein de gens qui venaient me demander ce que je pêchais et comment je comptais le cuisiner, à jouer avec Hiko, un loup ! qui s’est avéré être un excellent dénicheur de coques à creuser comme un fou dans le sable, à regarder la mer changer de couleur sous les nuages, prenant cette teinte de jade qui m’émerveille tant…
Et le soir avec Miles, Joan et Sarah-Jane que j’ai co-voiturée en venant ici, apéro à la Leffe Rituel et au Pimm’s en décortiquant les vingt kilos de coques que j’avais ramenées pour en faire des pickles, en riant et en bavassant jusqu’à point d’heure en full english please ! Pas un soir je ne me suis couchée droite mais peu importe, personne n’était là pour me faire la morale.
Mercredi, Miles and Sarah-Jane sont partis pour les 24H du Mans. C’est là que j’ai décidé de rester un peu plus longtemps, notamment pour aider Joan restée à s’occuper de quelques guests aventureux. Le soir venu, elle a toqué à ma porte :
– Would you care to have a little walk with me and see where it shall lead us?
– Hell yeah I’m in!
Je n’aurais jamais imaginé que cette petite balade improvisée m’aurait menée à cette soirée extraordinaire qui fût l’illustration parfaite de ce que je suis, de ce qui me fait vibrer au plus profond… L’épiphanie de ma vie. Un moment sacré, hors du temps, de la magie à l’état pur.
Voici l’histoire.
Ainsi, nous voilà parties, Joan et moi, downtown Arromanches. Rien à signaler, si ce n’est les quelques brindezingues qui avancent dans l’eau en grelotant. On a beau être au mois d’août, la température extérieure n’excède pas les 15°, alors dans l’eau… Trust me, I know.
Non, décidément pas tentées par une baignade crépusculaire, nous préférons nous diriger vers le pub. Oui, le même pub où je suis allée avec Bradley il y a presque un an. Là où j’ai eu de mauvaises vibrations. Bon, comme quoi, je ne suis pas rancunière.
– Hey Joan, let’s have a pint!
– But we still have some Pimm’s to drink up back home!
– Sure, after dinner. Now it’s apero-time!
On s’installe en terrasse et on commence à papoter comme deux vieilles pies de pub. J’adore vraiment Joan. On s’entend très bien, on parle de tout, elle picole autant que moi, bref, une chouette ladies’ night se profile.
A la table d’à-côté s’installent alors trois grands gaillards. Des motards, à en juger par leur équipement. Des Français, à les entendre s’adresser au tôlier : « Connaissez-vous un endroit pas cher pour passer la nuit ? On a apporté nos duvets pour dormir sur la plage au cas où mais bon… »
Je prête l’oreille… Pratiquement tous les établissements d’Arromanches y passent sauf le Normandy Beach ! Remontée comme un coucou, je me penche vers Joan :
– These three guys are looking for a place to sleep tonight and this dimwit of a bartender said nothing about you! Do you want to take them in? How much for the big room?
– Yes! Make it 115 euros.
Je m’exécute. Je suis accueillie comme le messie. Ils ont l’air ravis et acceptent bien volontiers. On se met alors à discuter avec eux en finissant nos bières avant de check-in au Normandy Beach.
Il s’agit de Jerry, Rudy et Keith de Pont-Audemer dans l’Eure. Trois amis musiciens à leurs heures qui sont partis ce matin en moto pour rallier d’ici le week-end le Mont Saint-Michel en passant par les petites routes car l’un est en Vespa… Une sorte de road-trip de potes. Leur brin de folie m’enchante. Si je m’écoutais, je partirais bien avec eux…
Ensuite, une fois les gars installés au Normandy Beach, on prend tous une bière dans la cour. Jerry, le plus extraverti des trois, mène grande conversation avec Joan : « Tu vois, on s’est dit on part comme ça, on mangera et on dormira comme on peut, l’important c’est le voyage en lui-même et les rencontres que l’on fait. Et paf, on s’est rencontrés ! C’est fou ! »
Je vois que tout en parlant avec Joan, il signe à l’intention de Rudy lequel effectivement est malentendant bien qu’appareillé. Chouette, je vais peut-être pouvoir améliorer mon signe qui se limite aujourd’hui à l’alphabet, et encore.
Mais indéniablement, je me sens plus attirée par Keith, le plus réservé des trois. Très grand, les cheveux châtains en bataille, tatoué, percé, les yeux clairs d’une immense douceur un peu mélancolique… Tout ce que j’aime.
Il est aussi guitariste et lead-vocal dans son groupe, alors on se met naturellement lui et moi à parler musique. Une jolie connexion s’instaure, c’est fluide, énergétique, je vibre, quoi. Mais j’ai faim. J’attrape Joan et l’on va toutes les deux manger un burger veggie à côté en promettant de rejoindre les garçons plus tard au pub.
On pouffe toutes les deux à table. On se dit que la vie est pleine de surprises. Et que c’est chouette. Puis nous voilà de retour au pub d’où s’échappent des sons d’accordéon. Les garçons sont bien là, attablés devant des restes de planches mixtes sur lesquels louche Hrolf, le chien errant du coin.
La bière qui coule dans les gosiers sans discontinuer depuis deux heures maintenant a fait son boulot de désinhibitrice et tout le monde parle avec tout le monde sur cette minuscule terrasse. Moi la première, je m’en vais dire, goguenarde, au chanteur-accordéoniste sorti tirer sur sa e-clope que celle-ci sent la framboise et que cela doit être réservé aux filles. Au lieu de m’envoyer paître, il part dans un grand éclat de rire et rejoint notre petite troupe. Il s’appelle Gibson et vient de Belgique écumer les pubs de France avec son accordéon.
Et Jerry qui me sort tout-de-go que je suis belle en langage des signes. Je lui réponds ce que je crois être ‘merci’ mais il s’avère que je lui dis ‘je t’aime’, ce qui fait se tordre de rire Rudy, puis toute la tablée.
L’ambiance est excellente. Tout est parfait. Simple, bon enfant, joyeux. Les conversations sont endiablées, même si elles commencent à souffrir quelque peu de l’alcool. Vers 23.00, le tôlier nous fait rentrer à cause des voisins et l’on s’entasse comme on peut à une table dans cette petite salle déjà bien remplie.
Et tout s’enchaîne. Très vite et très intensément. Gibson se met au piano et fait office de juke-box-karaoké pendant une petite heure. Après que tout le monde ait chanté les Beatles à tue-tête, Jerry prend la relève en nous faisant un blues à sa sauce. Et enfin, Keith attrape une guitare qui traînait là et se met à jouer et à chanter d’une voix légèrement rocailleuse et douce à la fois.
Je fonds.
L’alcool coule désormais à flots, en pintes, en shots de je-ne-sais-pas-quoi-liqueur de pistache, de tequila, de vodka… Je suis soûle. Mais pas trop. Juste bien. Je flotte doucement sur mon ivresse en profitant de chaque instant de cette fabuleuse soirée.
Je sais qu’il en faudrait peu pour me faire basculer, l’avantage de bien se connaître avec les années, mais le veuille-je vraiment ? Ai-je envie de me donner en spectacle complètement bourrée devant des inconnus ? Si je me pose la question, c’est que c’est non. Comme une laisse autour de mon cou que je raccourcis quelque peu par moi-même. Je vais rester digne.
Je sais aussi qu’il en faudrait peu pour que Keith et moi nous nous rapprochions… J’en ai très envie mais quelque chose me retient. Je ne pourrais dire ce que c’est. Il est majeur, je suis majeure et tout ce qui se passe à Vegas reste à Vegas, non ?
Je me force à penser à autre chose. J’aurais bien besoin d’une cigarette dehors au calme. Mais je suis tombée à court. Je me concentre alors sur ma pinte que je finis d’un trait et j’écoute la musique que crachent les enceintes du bar.
Oui, décidément, les rires et les chants qui ont empli ce soir ce pub aussi grand que mon salon, ont redonné à ce dernier toutes ses lettres de noblesse et le souvenir que j’en avais un an plus tôt a disparu. Un an presque… avec Bradley… on venait tout juste de se revoir après 20 ans et il m’a rejointe dans ce pub…
Bon sang mais c’est ça, c’est Bradley, c’est de penser à lui qui est venu me parasiter ! Ça alors, je ne m’y attendais pas. Oups… Alors, je l’appelle. Mais plutôt que de lui parler, je pointe mon téléphone vers les enceintes puis je raccroche. Ça ne loupe pas, je reçois un texto qui dit qu’il me rappelle dans trois minutes.
Je sors du pub. Je me dis que je peux aller en attendant chercher des clopes dans ma chambre et faire pipi par la même occasion. Je m’apprête à repartir lorsque Bradley m’appelle.
– Alors, aucune news depuis une semaine, tu ne me réponds pas, je peux savoir pourquoi ?
– Bah je suis partie en croisière…
– Comment ça ? Je croyais que tu étais au Normandy Beach…
– Ça m’a prise sur un coup de tête. J’ai vomi au moins quinze fois depuis que je suis sur ce bateau mais c’est pas grave, c’est chouette quand même. J’ai même pêché un marlin !
– C’est dans les eaux chaudes, ça…
– Parce que tu crois qu’on est restés à quai ?!!
– Bref, tu rentres quand ?
– D’ailleurs, je ne vais pas rester très longtemps au téléphone car je retourne à la fiesta sur le pont supérieur. Y a un groupe de musique, c’est super cool ! Et je vais faire un crochet par le bar.
– On se rappelle demain lorsque tu auras dessoulé. Bonne fin de croisière, prends soin de toi, à demain.
Sur ce, je fais effectivement un crochet par le bar, mais celui de Joan qui elle est rentrée depuis une heure déjà. J’attrape la bouteille de Pimm’s et me dis que la dilution à la limonade est superflue. Je m’enfile le verre en trois grandes rasades et dans le noir dans la cour, mes jambes se dérobent et la tête me tourne enfin.
Je décide alors de prendre la direction de mon lit sur lequel je m’effondre tel quel, non sans avoir eu juste avant une dernière pensée « Mais pourquoi diable lui ai-je dit que j’étais en croisière ?!? »
Le lendemain au petit-déjeuner, Jerry, Rudy et Keith étaient presque frais comme des gardons, prêts à enfourcher leurs motos pour reprendre la route. Moi, moins. Une punaise de gueule-de-bois. Mais je l’ai bien cherché.
Bref, on s’est échangé quelques banalités mais même pas nos numéros de téléphone. J’ai fait la photo-défi de Jerry, à savoir une fille différente à califourchon sur sa Vespa chaque jour, puis ils s’en sont allés.
Quelle soirée ! De l’imprévu, de l’improviste, des rencontres, de la musique, des rires, de la bière… Tout ce qui me rend heureuse ! Et que ça fait du bien de rencontrer des gens assez fous pour faire un road-trip en Vespa sous le crachin normand ! Que ça fait du bien d’être heureuse, tout court. Cela ne pouvait pas mieux clore mes vacances. Le bouquet final.
Quant au fait d’avoir dit à Bradley que j’étais partie en croisière, aujourd’hui, je ne sais toujours pas pourquoi. En fait, je me dis que c’était tout comme. J’ai embarqué et suis partie voguer loin de la terre pour quelques jours. J’ai pêché, j’ai bu, j’ai rencontré plein de gens, j’ai chanté, j’ai ri…
Une parenthèse incroyablement bénéfique. Comme une croisière. Le mal de mer en moins.
C’est sûr qu’il va falloir qu’on en reparle. Mais à la réflexion, je n’en ai pas envie. On s’est eus au téléphone hier donc et ce midi, j’ai botté en touche en lui demandant ce que lui avait fait pendant ses vacances et bien entendu, il ne s’est pas fait prier pour me raconter par le menu.
Il rentre bien mardi ou mercredi. Je sais qu’il va remettre le couvert alors je lui prépare le speech suivant : « Je n’avais pas envie de te parler car on se serait écharpés et ça m’aurait gâché mes vacances. La raison, si tu ne la connais pas, c’est dommage mais ce n’est pas à moi de te la dire. Ainsi, j’ai décidé de partir une semaine loin de tout, loin de toi, de déconnecter complètement et de voir au retour. Je tiens à garder cette semaine comme mon jardin secret, je n’ai pas envie de t’en parler. Et puis voilà, je suis revenue. »
Tout ce que je sais, c’est que j’ai passé des vacances fabuleuses. Lundi, je reprends le boulot, et je vais avoir grand besoin de ces beaux souvenirs pour survivre à ça.