– Je ne te crois pas, ils n’ont pas le droit d’interdire l’accès au parc !
Oui, Maman, c’est mai 68, à mort les vaches. Maman et son ‘début’ d’Alzheimer qui commence à me courir sur le haricot.
Hier à la télévision, le président a décrété l’état d’urgence sanitaire et annoncé le confinement de la France. Moi, je suis en condition depuis trois semaines déjà, depuis que j’ai cessé toute activité professionnelle pour cause de liquidation judiciaire. Un entraînement, en quelque sorte, un avant-goût de l’enfer qui m’attend les bras grands ouverts, goguenard. Et j’ai une boule au ventre en me rendant compte que je n’ai aucun moyen d’y échapper.
Mercredi 18 mars 2020 – CONFINEMENT J+2
10.00. Devant mon ordi, habillée, pas maquillée (faut pas pousser), me voilà bien décontenancée devant les messages « Dû à une forte affluence, nous nous excusons de ne pouvoir répondre à toutes les demandes… »
Bon, je vais devoir sortir voir si le Franprix à-côté a des patates. Et de la salade. Et du lait, parce que les céréales sans lait, ce n’est pas bon, déjà qu’elles sont sans gluten…
Ce confinement, c’est comme une photo de ma vie figée à l’instant T. En remplissant ma dérogation de sortie, d’un seul coup, je réalise : me voilà confinée – j’aurais aimé dire seule car le troglodytisme ne me pose aucun souci – avec ma mère donc, 88 ans bientôt et Alzheimer en embuscade. Pas d’enfants, pour certains c’est un luxe, pas d’amoureux, pour d’autres c’est un drame, pas de job et ça, ça va bientôt me poser un problème. Financier, principalement.
Bref, que reflète cette photo ? Quels chemins, quels choix, quels non-choix m’ont menée à cet instant précis ? Est-ce un état des lieux ou le synopsis d’une nouvelle vie ?
Ce confinement m’amène à réfléchir de façon profonde sur ce que je suis ou ne suis pas, sur ce qui va, sur ce qui ne va pas, sur les ‘pourquoi’, les ‘comment’ et les ‘et si’, je réfléchis sur ma vie, j’imagine celle des autres, je relativise, je culpabilise, je soliloque, je me claquemure dans le placard de mes pensées et mes bases fondamentales sont excavées.
Du coup, je me pose une tonne de questions.
Aurais-je préféré avoir deux labradors, trois enfants turbulents et un futur ex-mari dans un appartement de 70m² sans balcon plutôt qu’une mère sénile qui pense que Pétain est de retour et que je suis une collabo ?
Aurais-je préféré que mon restaurant ferme par décret plutôt que par liquidation judiciaire ? Aurais-je préféré monter un dossier d’indemnisation plutôt que de refaire mon CV ? Aurais-je préféré me battre pour sauver mon restaurant, même si c’était comme de pisser dans un violon, plutôt que de me remettre sur le marché du travail à 48 ans sans trop savoir vers quoi me diriger ?
Corona virus, chiant mais passager, ou fibromyalgie aigüe, gérable mais à vie ? L’inactivité forcée qui rend asthénique et neurasthénique ou le bagne et ses quinze heures par jour six jours par semaine qui me crucifiaient de fatigue ? Je prends des antidépresseurs et je deviens neuneu mais zen ou je garde mes neurones mais je suis invivable ?
Bref, la photo sera-t-elle la même dans deux mois lorsque j’aurai étranglé ma mère et que je serai à la rue sans le sou ?…
Bon, à Franprix j’ai trouvé quelques trucs pour ma mère, vu qu’elle picore comme un piaf, ça lui fera la semaine. Quant à moi… C’est compliqué quand on est allergique à tout ! Mon foie ne synthétisant pas la viande, les poissons et crustacés me provoquant des oedèmes, le gluten des céphalées à décorner un cerf, le lactose du lait des diarrhées discontinues et l’alcool à haute dose de la tachycardie, je suis confrontée souvent à un casse-tête, limite tableau de croisés dynamiques :
# steak de soja aux céréales : invalide #
# salade de concombres : valide #
# pizza rucola : invalide #
# pizza 3 formaggi – pâte à pizza à la FARINE DE RIZ : valide # – mais limite comestible, essayez de manger un camembert avec sa boîte –
Ainsi, devant les rayons dépouillés de mon alimentation de base, c’est-à-dire les fruits et légumes, les yaourts, le fromage, les oeufs et le lait sans lactose, j’ai failli fondre en larmes, surtout en constatant que seuls les cassoulets en conserve et les Petit-Beurre ont survécu à cette razzia.
J’aurais finalement préféré n’être qu’une snobinarde qui doit ranger ses principes bobos au placard plutôt que d’être celle qu’il ne faut pas inviter à dîner, celle qui pleure dans une boulangerie, celle qui est atterrée devant l’allergologue quand il lui dit :
– Vu votre terrain allergène exacerbé, si je vous désensibilise aujourd’hui, vous déclencherez une nouvelle allergie demain. Je n’ai qu’une recommandation : quittez la région parisienne et sa pollution.
Bref, en attendant la vie à la campagne mais surtout en attendant que Franprix soit ravitaillé, je vais grignoter les dernières chips qu’il me reste.
J’écoute la radio, les infos bien sûr mais aussi des témoignages, j’essaie d’en trouver un qui me parle, en vain. A croire que je suis un cas unique : 48 ans, célibataire sans enfants, pas vieille fille parce que bah j’ai pas de chat et je bois pas de tisanes, sans job et pas prête d’en trouver vu comme c’est parti, donc sans revenus, même pas le chômage parce qu’en tant que patron je n’ai pas cotisé au Pôle Emploi et l’indemnité de licenciement économique bah c’est carotte, confinée avec une mère malade qui vit chez moi – contre son gré car selon elle, elle va bien – depuis son retour de l’hôpital il y a cinq mois.
Alors, je témoigne ici. Je témoigne que ma vie n’est qu’une ornière géante en plein no man’s land et que je fais des efforts extraordinaires pour ne pas sauter par la fenêtre. En même temps, comme je suis au premier étage, ce sont juste ma cheville et ma fierté qui en prendraient un coup.
Je témoigne que d’être coincée en vase clos avec une mère sénile et caractérielle et que d’être devenue un garde-chiourme tortionnaire qui se déteste, que de n’être plus rien, ni mère, ni fille donc, ni même femme, que de n’avoir comme perspective qu’un mur noir sans fenêtres, que de n’avoir plus rien auquel se raccrocher, que de ne pas savoir s’il reste un quelconque espoir tapi au fond de moi et si cet espoir est celui de me relever et de me battre, c’est insupportable.
La photo parfaite de ma pitoyable vie. Mon enfer. Ce n’est pas un scoop, cela fait quelques temps déjà que j’ai fait ce constat, mais jusqu’à il y a trois semaines, j’étais trop morte de fatigue et trop occupée par les problèmes de mon restaurant pour m’attarder sur les miens. J’ai donc soigneusement tout congelé et rangé dans le tiroir « on verra plus tard ». La Reine des Neiges, c’est moi.
Aujourd’hui, ce beau gros glaçon est au milieu de mon salon et je le regarde fondre lentement, passablement affolée, je sais que je vais devoir faire quelque chose et vite, car je ne peux pas le recongeler.
Alors, je me motive. Et parce que cela commence par l’estime de soi, je décide de me faire une beauté anté-apocalypse à grands renforts de gommage ayurvédique et de masque aux minéraux de la Mer Morte. Je me bichonne, tout y passe, les pieds, les mains… Tout sauf mon capital capillaire, premièrement parce qu’il n’est pas suffisamment significatif pour que je devienne son ennemie et deuxièmement parce que la dernière fois que j’ai touché à celui de ma tête, je l’ai regretté amèrement. Ni court, ni long, tant pis, je ressemble à un Playmobil.
Ensuite, je dépoussière la Wii-Fit qui dort depuis quatre ans sous le vaisselier. Quatre ans de step et de running au restaurant, ça maintient. Aujourd’hui, à force de manger des chips et de faire zéro exercice, je risque d’ajouter un autre problème à mon tas dans le salon.
Ca ne vaut peut-être pas un bon jogging mais c’est mieux que rien. Je découvre même des muscles dont je pensais avoir été privée à la naissance. Les résultats tombent : j’ai 37 ans en âge Wii-Fit. Y a de l’espoir… Suffisamment pour que je ne la ré-enterre pas sous le vaisselier.
Et pour finir ma phase d’approche de ce grand chantier « J’affronte mes problèmes », je me mets le DVD anti-coup de mou : « Monster » le biopic de la première tueuse en série Ayleen Wuornos, génialement incarnée par Charlize Theron, en général je me sens mieux après car je me rends compte que ma vie n’est pas si moche comparée à la sienne…
23.00. C’est un bon début, je m’auto-congratule et me prépare pour une grosse nuit de procrastination.
« Like pissing on a violin » is one of the most poetic things I have heard in a LONG time. I think your experiences are actually the same as several others in terms of age and family status. This confinement is really forcing us all to look at ourselves. That is uncomfortable but important work to know ourselves.
PS – Did not know about your food allergies and I am sorry to hear that you initially struggled to find sustenance.
What we can figure out on ourselves might not be as expected, I guess that is why it is so disturbing.
Monster!!!