– Je veux aller me promener !
Oui, Maman, remplis ta dérogation et indique bien que tu n’as rien à cirer de « Les plus fragiles, particulièrement les seniors, doivent éviter de sortir à tout prix. » Pour plus de sûreté, je bloque son déambulateur avec un antivol de vélo et je cache les clefs de la porte d’entrée. Je me sens comme un geôlier, me manque plus que le HK.
Samedi 21 mars 2020 – CONFINEMENT J+5
08.00. J’arrive tant bien que mal à passer une commande sur Ooshop… La livraison est prévue dans quinze jours ! Bref, direction Franprix puis la pharmacie pour récupérer les médicaments de ma mère. On avait rendez-vous au J-1 du confinement pour renouveler son ordonnance mais le cabinet médical a fermé ce jour-là.
Toutefois, les pharmacies délivrant tout de même les traitements pour les affections chroniques avec les anciennes ordonnances, me voilà donc au comptoir de la pharmacie où j’en profite pour glisser mon ordonnance à moi, expirée elle aussi, ce à quoi on me répond :
– Ah non, Madame, on ne peut pas pour les hypnotiques ! Il faut refaire faire une ordonnance.
Parce que l’insomnie, c’est pas une affection chronique ?!
J’appelle mon docteur qui me dit qu’ils vont bientôt mettre en place la télémédecine, sachant qu’il faut une ordonnance spéciale manuscrite, on va rigoler… Bref, je me félicite intérieurement d’avoir gardé un petit stock secret, il me reste de quoi dormir je dirais dix nuits alors je me résigne et pas rancunière pour un sou, j’offre mon stock de masques récupérés du restaurant.
Franprix a bien été ravitaillé. Je fais donc le plein d’endives, de fraises, de patates puis je cours vers les oeufs et le lait mais devant les rayons vides, j’interroge le responsable qui me répond :
– On ne sait pas quand on sera livrés. Le problème, ce n’est pas le manque de marchandises car les entrepôts sont pleins, c’est le manque de bras pour conditionner et livrer !
Dépitée, je remplis mon caddie de yaourts et me mets fortement à envisager d’adopter une poule et une chèvre.
12.00. Je m’affaire dans la cuisine. Maman arrive dans mon dos en ninja :
– J’ai envie d’huîtres, on va au restaurant ?
– Non.
– Pourquoi ?
– C’est fermé.
– Bah on peut aller manger ailleurs ?
– Pff… Tu te souviens de ce qu’a dit le président à la télé lundi ?
– Non.
– Penses-tu qu’il me reste assez de salive pour te redire ce que je te dis matin midi et soir depuis une semaine ? Et qu’est-ce qui m’assure que cette fois-ci tu l’enregistreras ?
Je sais comment ça va finir : je vais lui asséner les mêmes choses encore et encore, elle va m’envoyer promener en disant que je fabule, je vais monter dans les tours, elle va se renfrogner et me dire qu’elle s’en fout, qu’elle se fout de tout d’ailleurs et moi, ivre de colère, je vais lui crier que je ne la supporte plus.
Alors, je serre les dents, j’essaye de penser à autre chose car je sais que je vais lui sauter à la gorge à la prochaine réflexion. Je respire profondément et je finis par lui servir son steak haché coquillettes en lui disant que le restaurant est en rupture d’huîtres.
Je me déteste quand je suis comme ça avec elle. Autant dire que je me déteste depuis un bout de temps déjà. Là, j’ai réussi à désamorcer au prix d’un effort quasi-surhumain mais il s’en est fallu de très peu pour que cela parte encore une fois en queue de sucette.
Il faut que cela change, on ne peut pas continuer comme ça. Surtout avec ce confinement qui risque de durer. Le problème, c’est que je ne sais pas quoi ni comment faire.
Déjà, prendre du recul et tenter d’analyser objectivement la situation. Peut-être que si je décortique tout bien, si j’arrive à comprendre ses mécanismes et les miens, je trouverai une solution, une façon de fonctionner toutes les deux qui évitera de nous entretuer…
Alors oui, ce n’est pas de sa faute, elle est malade. En partie tout du moins, car je pense que son caractère, d’une dureté que je n’avais pas soupçonnée, est un acteur majeur dans cette crise. Une forte tête qui aime faire ce qu’elle veut comme elle veut, qui se dit conciliante mais qui remet tout en question, un visage d’ange de fausse bonne nature vu de l’extérieur, un démon d’égoïsme et d’amertume en coulisses.
Et le récit en long et en large de sa vie ne fait que confirmer qu’elle a toujours été de nature contestataire envers quiconque détenant la moindre autorité. Sa mère déjà, qu’elle dépeint comme la pire des harpies, une de celles qu’on aurait dû tondre à la libération, ses différents chefs de service lorsqu’elle travaillait auxquels elle s’opposait dès lors qu’on lui intimait un ordre qui lui déplaisait, mon père auquel elle a imposé des choix de vie aux antipodes des siens…
Elle m’a même parlé d’une monitrice de colo qu’elle avait dans le pif, elle refusait d’obtempérer par principe et se retrouvait souvent chez le directeur… J’imagine sans peine la scène :
– Pourquoi tu ne veux pas courir autour du château comme les autres ? Tu dois faire de l’exercice, c’est bon pour la santé.
– Je trouve ça idiot.
– Tu ne peux pas rester là toute seule et moi je dois m’occuper des autres.
– M’en fous.
Aujourd’hui, c’est moi, la monitrice de colo. Et quel tremplin extraordinaire j’ai fourni à sa rébellion ! A commencer par son emménagement chez moi immédiatement à sa sortie de l’hôpital. Je le reconnais, ce n’était pas l’idée du siècle. Elle, si farouchement indépendante, s’est retrouvée parachutée chez moi où soudain elle n’a plus eu voix au chapitre et où chaque paramètre de sa vie a été contrôlé de A à Z.
Plus de repères, plus de petites habitudes, un chamboulement total très dur à accepter et ce, même si elle avait été vraiment d’une nature conciliante. Mais au lieu d’essayer de s’y faire, elle s’est d’emblée arc-boutée contre ce qu’elle a considéré comme une dictature et la guerre a commencé.
Je ne saurais dire si elle en a conscience mais elle vit dans la dissidence perpétuelle, le défi par principe. Tout est sujet à caution et son arme favorite est la critique, la réflexion désobligeante à propos de tout et de rien. D’ailleurs, la première chose qu’elle m’est dite en arrivant chez moi ce lundi 28 octobre 2019 :
– L’eau n’est pas bonne, elle a un goût.
Et deux jours après, en lui faisant visiter les environs :
– Il est minuscule, ton parc, chez moi avant, j’avais un vrai parc ! Et les gens sont snobs dans ton quartier.
Quand je lui ai demandé un jour pourquoi elle ramenait sa fraise systématiquement, elle m’a répondu :
– Je ne sais pas, c’est plus fort que moi.
Bien entendu, jamais un compliment, ne serait-ce qu’une légère manifestation de contentement. Rien ne lui convient, il y a toujours un truc qui ne va pas et surtout si cela vient de moi. Elle est même passée maître en l’art d’aller exactement à mon encontre :
- J’installe sa table pour manger dans son fauteuil, elle la replace sur deux centimètres. Pareil avec son verre qu’elle repose automatiquement à côté de son set parce que moi, je l’ai mis dessus.
- Je baisse le son de la télé qui hurle parce qu’elle est sourdingue, elle le remonte dès que j’ai le dos tourné, je lui dis que ça me dérange, elle me répond qu’elle s’en fout, je lui dis qu’on lui fera faire un appareil auditif dès qu’elle aura les moyens de payer ce que sa mutuelle de merde ne paye pas, elle me répond qu’elle n’en a pas besoin et qu’elle ‘choisit’ d’entendre ce qu’elle veut.
- Je ferme la fenêtre parce que ça tire sur le chauffage resté allumé et que j’ai froid, elle la rouvre en disant qu’elle a chaud tout en mettant son gilet.
- Je lui conseille de mettre des chaussures confortables pour aller se promener, elle met celles qui lui font le plus mal aux pieds et elle s’en plaint jusqu’au retour.
- Je lui dis de se mettre à gauche pour pouvoir pousser la porte d’entrée, elle se met à droite et je dois la contourner.
- Je viens prendre sa tension et sa température matin et soir, elle en profite alors pour se lever faire autre chose, me laissant comme une noix avec le thermomètre et le tensiomètre dans les mains, limite je la rassois de force et j’entends invariablement « J’en ai pas besoin, je ne suis pas malade ! »
- Je lui offre un sac à mains à Noël car ses anciens sont, selon elle, trop petits ou trop grands, elle décrète que celui-ci a trop de poches et qu’elle ne retrouve rien dedans.
- Je lui donne du sirop car elle tousse un peu, elle n’en veut pas et dit, dans une quinte de toux, qu’elle n’est pas malade et que je veux la droguer.
- Je vais à la pharmacie avec les mesures de ses jambes pour lui acheter de nouveaux bas de contention car elle se plaignait de ses anciens qui étaient éculés et distendus, elle ne les porte qu’une seule fois en pestant qu’ils sont trop serrés car, selon elle, j’ai dû mal prendre les mesures…
Autre exemple : nous étions elle et moi récemment dans l’ascenseur en revenant d’un plein de courses avec deux énormes sacs remplis à ras bord :
– Je peux en prendre un, je ne suis pas impotente !
– Tu tombes déjà toute seule les mains dans les poches, tu vois le truc si tu portes un sac lourd ? Si tu veux m’aider, occupe-toi déjà de tenir debout et laisse-moi faire, j’ai l’habitude.
Arrivées à notre étage, je me saisis d’un sac et le temps de me retourner pour attraper le deuxième qu’elle l’a déjà en main et… elle se prend les pieds dedans et s’étale, face la première, entre le palier et l’ascenseur…
Et quand je travaillais, je préparais son déjeuner que je plaçais avec des post-it la veille bien en vue dans le frigo, en rentrant le soir, je me rendais compte que bien souvent elle n’y avait pas touché, préférant la pauvre tomate flétrie dénichée au fond du bac à légumes ou ce que j’avais mis de côté pour moi le soir. J’ai dû alors improviser une cachette en bas du frigo avec un muret de cannettes de Coca pour ne lui laisser aucune alternative. Et avoir, moi, une chance de dîner.
Son passe-temps principal est bien sûr la télévision. Elle peut passer des heures devant des émissions les plus déconnectées de la réalité possibles comme les adoptions de la SPA, les enchères, la vie sexuelle des criquets en Tanzanie mais elle refuse de regarder les infos que je lui conseille pourtant pour se tenir au courant :
– Je m’en fiche, ils racontent toujours la même chose, ça me soûle !
Tu m’étonnes que je rame pour lui faire comprendre la crise actuelle et les mesures obligatoires ! Et les rares fois où je lui ai imposé la chaîne, comme l’allocution du président le 16 mars, elle s’est mise à chantonner et à feuilleter ses magazines tout en lorgnant sur la zapette à côté de moi.
Clairement, elle s’en tapait le coquillard. De toute façon, même si elle avait écouté attentivement, elle aurait oublié dès le lendemain et j’aurais dû en remettre une couche :
– On ne doit pas sortir de la maison, sauf sur dérogation.
– Je ne te crois pas.
– Tu me traites de menteuse ?
– Non, c’est toi qui vois cela comme ça. Tu interprètes à ta façon.
– Bien sûr Maman, c’est moi qui suis Alzheimer. Et mytho, en plus.
Bref, j’en ai des centaines dans le genre. Elle contredit par principe tout et tout le monde, et moi plus que quiconque. Un exemple flagrant : elle a les mauvais gestes la plupart du temps et ça rajoute à son handicap, on dirait presque qu’elle le fait exprès. Mais ni les médecins, ni le kiné, ni l’ergothérapeute, ni son frère, ni mon frère et encore moins moi avons pu lui inculquer les bons gestes :
– Vous m’embêtez, j’ai toujours fait comme ça et ça va !
Bien sûr. Les médecins sont des crétins.
Ainsi, sa canne ne lui sert à rien, pas plus que la quadripode que j’ai achetée pensant que ce serait mieux, elle ne fait que la ‘promener’ en effleurant le sol avec… D’ailleurs, quand elle est tombée une fois jusqu’à s’en démettre l’épaule, c’était à cause de sa canne qui faisait du free-style dans ses jambes… Le bras en écharpe pendant quatre mois à cause de son entêtement.
Ou quand elle va pour se lever de son fauteuil, elle prend invariablement quelque chose dans ses deux mains, son verre d’eau, son téléphone, la télécommande et ne peut plus s’aider pour sortir du fauteuil et maintenir son équilibre… Ou pour entrer et sortir de la voiture, au lieu de pivoter puis de pousser sur ses jambes, elle y va immanquablement en biais, ce qui la fait hurler de douleur… Le kiné lui dit que l’important pour elle qui ne sait pas respirer, c’est de marcher doucement mais longtemps sans s’essouffler, mais elle part comme une fusée et s’assied au bout de dix mètres, en nage, le souffle court, à l’article de la mort…
Oui, son esprit de contradiction permanente est une belle chienlit avec laquelle il devient de plus en plus dur de composer. C’est certainement le plus gros caillou sur mon chemin de croix – un caillou, que dis-je, un rocher ! – qui m’en ferait presque oublier les autres, des graviers en comparaison, mais tout aussi empoisonnants. Ses tendances paranoïaques, notamment :
– Je n’ai plus rien à moi, tout a disparu !
– Ah bon ? Ce ne sont pas tes meubles, peut-être ?
– Si… Mais vous ne vous êtes pas servis au passage, toi et ton frère ?
– Tu nous traites de voleurs ?! Et on t’aurait piqué quoi ? Tes oripeaux et tes oies en plastique dont même la déchetterie ne veut pas ?!
Déjà il y a un an, elle avait accusé tout le monde, moi bien sûr, son frère, mon frère, sa nièce, le curé de lui avoir piqué ses lunettes qu’elle avait simplement oubliées dans une poche de veste…
Sa spécialité aussi est de dire tout et son contraire dans la même phrase :
– Je ne suis pas difficile, moi, j’ai connu la guerre, je mange de tout, sauf les plats en sauce, les brocolis, le riz, tout ce qui est sucré mais j’aime bien les nougats !
A l’hypermarché, à des gens qui la laissent passer devant l’escalator :
– Je suis une ancienne parisienne, moi, je n’ai pas peur des escalators !
Bien sûr, elle chancelle et se met à pousser des cris d’orfraie :
– Au secours ! J’ai peur !
Bref. Certains, au sens de l’humour inaltérable, pourraient trouver cela drôle. A vrai dire, au tout début, ça me faisait marrer et marrer tous ceux à qui je le racontais. Et petit à petit, avec un coup d’accélérateur depuis que j’ai arrêté de travailler et que je suis 24/24 avec elle, j’ai commencé à avoir du mal à faire abstraction. A me contenir. A relativiser. A ressentir une quelconque compassion lorsqu’elle joue les victimes :
– J’ai vécu toutes les infamies dans ma vie, je ne comprends pas ce que je t’ai fait pour que tu sois si méchante avec moi !
Son égocentrisme me sidère toujours autant. Ses caprices aussi, sa versatilité, son inconstance, son impatience me laissent pantoise. Comme l’urgence de refaire faire des lunettes à 650 euros pour les laisser en décoration au bout de leur cordon autour du cou :
– Je vois très bien sans lunettes ! Et elles me gênent, je ne m’y habitue pas.
– T’aurais donc pu garder les anciennes, c’est chouette de jeter l’argent par les fenêtres !
Un jour, elle voulait à tout prix des sardines que je n’avais pas dans mes placards, je lui en achète un peu plus tard et lui sers à table :
– J’aime pas les sardines.
– Il y a deux jours, tu ne voulais que ça.
– Bah j’en ai plus envie.
Un autre jour, pensant lui faire plaisir, je l’emmène visiter les jardins d’Albert Kahn car elle m’en avait parlé une fois. Mais arrivée sur place, elle me dit qu’elle n’a plus envie et préfère m’attendre à la sortie… pour me demander le lendemain d’y retourner ! Bien sûr, elle s’est brossée.
Et que dire de son hygiène personnelle que je trouve déplorable et de sa mauvaise foi sur le sujet ? Par exemple, c’est Hiroshima dans les toilettes et donc dans sa culotte, que dire lorsqu’elle m’arrache cette dernière des mains quand que je veux la mettre à laver au bout de trois jours :
– C’est pas sale !
– Bah si, ça pue.
– N’importe quoi ! Je mets une protection.
– Ça protège pas tout, apparemment !
Lors de sa douche bihebdomadaire, je me suis même rendu compte qu’elle ne se lavait pas vraiment, utilisant juste la mousse du shampoing sur sa tête pour se laver uniquement le visage et les dessous de bras…
Que dire de sa brosse-à-dents qu’elle ne rince pas et qui, si je ne la nettoyais pas à fond tous les soirs, serait un véritable bouquet garni, du lavabo jonché de crachas et du sol des toilettes parsemé de gouttes d’urine dans lesquelles elle patauge allègrement ?
Que dire de son idée de la propreté en général ? Par exemple, elle mange la plupart du temps avec les doigts, sauf la soupe (quoique), comme un bébé, ce qui n’est pas grave en soi si ce n’est qu’elle se les essuie dans les cheveux – sa coquetterie capillaire ne la prenant que lors des repas, bien sûr – et que je retrouve du gras, voire des morceaux de jambon ou du riz au lait sur les poignées de porte, les dossiers de chaises et sur le parquet tout le long de son cheminement salle-à-manger/chambre…
Je comprends maintenant comment elle a pu faire de son appartement un taudis innommable, où quoiqu’on ait eu besoin de toucher, c’était gras, poisseux et moisi. Cela ne lui pose pas de problèmes mais moi si, alors je passe et repasse derrière elle à longueur de journée.
Et au début, lorsque je travaillais, je lui demandais parfois de faire des trucs à la maison, ce qu’elle acceptait de très bon coeur. Mais comme d’une, c’était mal fait et de deux, je passais plus de temps à nettoyer derrière elle, j’ai arrêté de lui demander. D’ailleurs, je lui ai interdit le lave-vaisselle dès le deuxième jour car elle avait transformé le sol de la cuisine en bain de pieds d’eau grasse avec des pâtes en flottaison qui s’étendait vers le parquet du salon…
Ainsi, il y avait des épluchures par terre sous la table autant que dans la poubelle lorsqu’elle épluchait des légumes, les oeufs durs étaient vert-fluo car trop cuits et le riz, les pâtes, les légumes n’étaient que bouillie :
– Je fais ça au pif, tu sais !
– Même au pif, 2 heures c’est trop long comme cuisson !
Le linge était étendu en boule à raison de deux boules par étendoir, le repassage était impeccable certes, mais elle pliait le linge de façon à ce que cela ne rentre pas dans mes placards, elle essuyait la table avec une éponge sèche, ne faisant qu’étaler les salissures et bien sûr jetant le surplus par terre…
Bref, à ne rien avoir à faire de la journée, elle a commencé à se sentir inutile, désoeuvrée et j’imagine sans peine que cela n’a pas aidé à l’ancrer dans sa nouvelle vie. Je devrais m’en ficher et la laisser faire mais je n’y parviens pas. Je dois me rendre à l’évidence : rien de ce qu’elle fait ne me convient. Une des raisons, peut-être, de sa contestation permanente ?
En tout cas, cela illustre bien notre antinomie et la guerre de tranchées qui s’est ouverte dès son arrivée chez moi. Une guerre peut-être initiée par l’énorme erreur qui a été de la transvaser sans transition…
Après l’hôpital, si elle était rentrée dans son appartement, si elle avait fait ses cartons, son tri, son renvoi de courrier, déballé ses cartons une fois chez moi et si elle s’était approprié les lieux en les aménageant à sa façon, peut-être aurait-elle pu tourner la page et commencer à s’acclimater.
Mais comme on l’a ‘posée’ dans un nouveau décor, tel un guppy qu’on transvase de l’aquarium chez Truffaut à un sac en plastique puis au bocal qu’on a décoré spécialement avec des cailloux multicolores et un scaphandre qui fait des bulles, même si ce nouveau décor est un joli cocon bien douillet, elle n’a éprouvé aucun besoin de s’y ancrer car ce n’était pas chez elle, c’était juste une chambre d’hôtes.
A ma décharge, je n’ai pas vraiment eu le choix à l’époque. Il était alors vain d’espérer un placement en EHPAD au débotté et la très lourde logistique du maintien à domicile s’est avérée également impossible à mettre en place dans l’urgence. La seule solution viable était que je m’en occupe moi-même mais chez moi, là où je pourrais maîtriser la situation, quitte à aménager mes horaires au restaurant, comme de ne plus travailler le soir.
Je pensais aussi que c’était une bonne idée, que l’on serait bien toutes les deux. Je culpabilisais un peu de ne pas avoir vu qu’elle déclinait dans son coin, je me disais qu’elle avait été là pour moi quand elle m’avait adoptée et que je devais lui rendre la pareille. Je me sentais investie d’une mission…
Et comme je voulais que tout soit prêt à sa sortie de l’hôpital, j’ai tout fait sans elle : déménagé ses affaires, fait le tri en jetant trois énormes sacs poubelle de détritus divers et variés et en en donnant tout autant à Emmaüs, j’ai récuré cet appartement dans un état immonde de saleté, j’ai réaménagé le mien, acheté un fauteuil de douche pour la baignoire, pris en main sa paperasse et son compte
bancaire, fait son renvoi de courrier et rempli le frigo, fière d’avoir réussi à faire tout ça en deux semaines en travaillant douze heures par jour quasiment sept sur sept.
Oui, j’ai cru qu’arracher le pansement d’un coup sec était la méthode la plus efficace pour acclimater une tête de mule alzheimeurée de 88 ans et que les choses se feraient d’elles-mêmes ensuite. Je n’y ai pas foncièrement réfléchi, à vrai dire. Le va-comme-je-te-pousse me semblait être la bonne tactique.
Mais maintenant que j’y réfléchis, je m’aperçois que l’erreur en fait a été de ne pas me souvenir, d’avoir occulté tout ce qui aurait pu peser sur ma décision de la prendre chez moi. Même si à nouveau je n’ai pas trop eu le choix, si je m’étais souvenue, j’aurais certainement fait les choses différemment, à commencer par l’instauration d’un pacte de non-agression et l’administration de neuroleptiques au petit-déjeuner pour toutes les deux.
J’aurais dû me souvenir qu’elle et moi avions des caractères incompatibles car très forts donc opposés sur tout et pour tout, j’aurais dû me souvenir qu’au retour de notre voyage en Ecosse elle et moi il y a huit ans, j’avais failli me déclarer orpheline…
Bon sang ! Je me souviens avoir déclaré haut et fort que plus jamais je passerai plus de deux heures avec elle dans la même pièce, que je continuerai à l’aimer mais de loin, de très loin. J’avais même fait plusieurs séances avec mon psy à l’époque parce que cela m’avait profondément perturbée.
Clairement, je n’ai pas réglé le problème et mon amnésie aujourd’hui m’en apporte la preuve irréfutable avec fracas. Une bonne grosse beigne dans ma tronche. Je m’auto-flagellerais bien si j’avais un fouet.
Et je me souviens aussi, à côté du restaurant, de la résidence pour seniors dont certains venaient manger parfois. J’adorais cette clientèle, je la chouchoutais car j’avais du mal à comprendre pourquoi leur famille les avait placés dans cette résidence, un peu au rebus, quoi.
Je me souviens avoir été choquée une fois ou deux par une fille ou un fils qui parlait mal à sa mère ou à son père. Je me souviens m’être dit :
– Elle est adorable, cette petite mémé, pourquoi sa fille est-elle si dure avec elle ?
Toutefois, une petite voix au fond de moi m’avait soufflé que je ne connaissais pas leur histoire et que la fille avait peut-être ses raisons. Et je les regardais partager un repas quasiment en silence, le visage fermé, la fille enchaînant bière sur bière et ne me gratifiant d’un sourire qu’en partant, comme si elle était enfin soulagée d’une corvée.
Une autre aussi, Tatie Danielle avec Alzheimer, autant dire qu’elle, lorsqu’elle venait au restaurant, c’était rock n’ roll : elle critiquait tout à voix haute, les plats, le service, elle mangeait salement en en mettant partout et balançait des piques sournoises à sa fille qui faisait ce qu’elle pouvait pour se contenir.
On pouvait clairement voir que cette dernière était sur le qui-vive, à fleur de peau, dans l’attente de la pique ultime. On assistait alors immanquablement à un véritable pugilat : la fille criait sur la mère qui prenait à témoin tout le restaurant avec un regard de martyre et des petits râles outrés, ce qui avait pour effet de suralimenter la rage de sa fille qui redoublait alors d’invectives. A tout moment, on pouvait craindre qu’elles en viennent aux mains et qu’elles se servent des restes de nourriture comme de projectiles. Bref, quand elles partaient, j’allais vérifier, résignée, que la vaisselle était intacte et je passais un bon quart d’heure à nettoyer leur table et les environs.
J’étais choquée, je clamais que c’était indigne et que l’on n’avait pas le droit d’agir comme ça avec son propre parent, j’estimais que c’était un devoir d’en prendre soin avec bienveillance. Je ne comprenais pas comment on pouvait en arriver là et comment on ne pouvait trouver de solution, j’avais honte pour eux.
Aujourd’hui, j’ai honte de moi. Honte d’être et de faire comme ceux que j’ai honnis, honte d’avoir jugé sans savoir ce que c’était. Honte d’avoir honte.
Et ça me rend folle. Tout ça me rend folle. J’ai beau me dire que cela ne vaut pas l’ulcère que je me crée toute seule, je n’y peux rien, je me rapproche chaque jour un peu plus du pyjama avec les manches qui s’attachent dans le dos.
J’ai bien pensé me détendre avec un verre le soir, l’ennui c’est que les hostilités commencent le matin dès qu’elle ouvre les yeux. Si je commence à boire à 8 heures du mat, je ne donne pas cher de mon foie.
Je me mets alors à envisager de reprendre les antidépresseurs qui avaient fait le job, à l’époque. Mais à quel prix ! Ah oui, j’étais zen en toutes circonstances, tout glissait sur moi, rien n’avait prise, plus de boule au ventre mais j’avais pris cinq kilos, mes deux quotients intellectuel et émotionnel à – 100, la libido d’un bulot et l’impression d’être morte et de m’en foutre.
Et quand je repense aux deux phases ‘prise d’effet’ et ‘sevrage’, ça coupe court à toute velléité de ma part : pourrais-je supporter à nouveau les vertiges, les hallucinations, les cauchemars, les bouffées de chaleur, l’arythmie et ce sur plusieurs mois ?
Alors, pas d’alcool, pas de cachetons, je me retrouve un peu coincée, moi… Le yoga ? La sophrologie ? La relaxation ? J’ai bien peur que ce soit trop doux pour moi. Ce qu’il me faudrait, je pense, c’est une lobotomie…
Et heureusement que je n’ai pas un sou de violence en moi ! Pas l’ombre d’un instant, même dans des moments d’exaspération extrême, je n’ai ressenti le début d’une envie de lui coller une tarte…
Pff, c’est au moins ça. Si j’avais eu ça en plus dans mon lot à gérer, je crois que je me serais déjà auto-euthanasiée depuis longtemps.
Bon, cette première introspection m’a épuisée. Introspection… déballage, plutôt. Est-ce que ça m’a fait du bien ? Pas vraiment car je sais que c’est l’Acte II le plus important, celui où je vais devoir plonger dans les tréfonds de mon subconscient et prendre mes responsabilités…
21.00. Bon, film de midinette ou film de circonstances ? Outbreak, c’est tous les jours en ce moment, je mets donc Coyote Girls.