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VOL DIRECT POUR LE MONTANA

– Détendez-vous, respirez… Fermez les yeux et visualisez un endroit où vous vous sentez bien, un endroit où votre taux vibratoire est au maximum…

Cours de sophrologie ce matin à la radio. Me voilà en route pour le Montana.

Mercredi 8 avril 2020 – CONFINEMENT J+22

Je peux voir la terre en-dessous de moi, les vallées, les rivières, les villes qui défilent, je suis une oie sauvage qui migre. Et déjà, j’aperçois les montagnes sur l’horizon immense. Je plonge d’un coup d’aile vers la Missouri River et je me pose sur la crête qui la surplombe. Et d’aussi loin que peut porter mon regard, la beauté époustouflante des paysages m’émerveille.

Je suis rentrée chez moi. Nulle part ailleurs, je peux me sentir en si parfaite communion avec l’intime conviction d’appartenir à ces terres depuis l’aube des temps. Depuis l’âge de treize ans, tout du moins, à travers un film en noir et blanc dont l’intrigue m’est passée au-dessus car je n’avais d’yeux que pour les décors si somptueux qu’ils m’en paraissaient irréels. Ce film, c’était River Of No Return avec Marilyn Monroe et Robert Mitchum.

Je n’aurais su dire pourquoi j’ai éprouvé une telle fascination qui n’a fait que se renforcer par la suite avec des films comme A River Runs Through It, Legends Of The Fall, River Wild et The Horse Whisperer…

A chaque fois, un enchantement absolu m’a étreinte et la pointe de nostalgie que j’ai ressentie alors m’a bouleversée. Pourquoi ce sentiment d’appartenance si fort pour des terres dont à priori je n’étais pas originaire et sur lesquelles je n’avais jamais mis les pieds ?
Jusqu’à ce que je me décide pour l’anniversaire de ma dernière dizaine, celle que j’avais considérée à vingt ans comme étant la dead-line ultime… Je suis partie seule donc pour ce voyage très spécial qui était tout sauf touristique. Il fallait que je sache pourquoi l’appel de ces terres résonnait dans mon coeur depuis si longtemps.

J’ai atterri à Missoula à l’ouest puis j’ai pris un bus Greyhound pour rallier Bozeman plus au sud où j’avais booké un séjour dans un ranch et un guide pour pêcher à la mouche. D’ailleurs, le jour même de mon anniversaire, j’étais en cuissardes dans la Missouri River avec une magnifique truite au bout de ma ligne !

Et j’ai su. Pas à Missoula, ni même dans le bus, mais en arrivant vers Bozeman, à l’instant même où le lacet d’une route a dévoilé une vallée profonde sur un horizon de montagnes qui se dessinaient sous un ciel d’une immensité démesurée… La Madison Valley…

Cela m’est alors apparu en une fraction de seconde, une révélation : j’étais rentrée chez moi.

J’y suis retournée deux fois par la suite et à chaque fois c’était un déchirement de repartir. J’ai affiché des photos au-dessus de mon lit dans lesquelles je me replonge, mélancolique. Parfois, le mal du pays est si fort que j’en étouffe.

JE REPASSE LE BEBE A TOTO

Mardi 7 avril 2020 – CONFINEMENT J+21

Devant les prix prohibitifs des quelques EHPAD en région parisienne que j’ai pu obtenir, je décide de faire des recherches en province, vers chez mon frère que j’appelle avant, bien sûr, pour avoir son avis. Et il est enthousiaste ! Ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu quelqu’un d’aussi ravi, ça fait du bien.

Mon petit Toto ! Il va retrouver sa maman près de lui, lui qui n’a jamais été très d’accord sur le fait que je la déménage sur Paris il y a quatre ans. Plus pour lui que pour elle mais sur le fond, il avait raison, c’était une mauvaise idée que je me suis empressée de balayer d’un revers de main.

Il avait à l’époque suggéré cet EHPAD à côté de chez lui mais ma mère avait déjà, sur mes fortes recommandations, préféré Paris et ses médecins à foison et ne voulait pas, je cite : « Quitter un trou paumé pour aller m’enterrer dans un autre ».
Toto et moi n’avons jamais été très proches, sauf quand on était gamins. J’ai toujours pris mon rôle d’aînée très à coeur et mon petit frère, c’était sacré. Je le trimballais partout avec moi, on faisait tout ensemble, je m’en occupais comme une deuxième mère et cela lui convenait.

Lui aussi a été adopté mais je ne pense pas que c’était cela qui faisait notre complicité. C’était mon frère, j’étais sa soeur, point. Puis, on a grandi, nos chemins se sont séparés quand moi, piaffant d’impatience, je me suis sauvée à la première occasion pour parcourir le monde et que lui a fait le choix de rester dans le trou paumé, justement.

A bien y repenser, c’était la seule personne en qui j’avais confiance et qui ne m’a jamais trahie de quelque façon que ce soit. Aujourd’hui, je me rends compte que c’est toujours le cas. C’est assez bizarre comme sentiment : c’est lorsque l’on se sent seul au fond du puits que l’on regarde en soi s’il ne reste pas une bribe de lumière et quand on la trouve, c’est troublant et somme toute, réconfortant.

Car on était presqu’en froid depuis que Maman est venue habiter près de moi à Paris. Mais depuis son séjour à l’hôpital et surtout depuis son arrivée chez moi fin octobre, je dirais que nos liens se sont resserrés. On s’est vus de façon plus régulière et on s’appelle souvent depuis le confinement.

Et aujourd’hui, il est plus qu’heureux de préparer le retour de sa mère auprès de lui et moi, je suis soulagée de lui passer le relais.

22.00. « Bonne nuit, ma chérie. »

C’est le seul moment où je retrouve ma mère, une toute petite fraction d’elle qui me bouleverse bien plus que je ne saurais l’admettre. Et qui bien sûr fait voler en éclats ma résolution de me séparer d’elle.

Maintenant que cela prend forme concrètement, je ne fais qu’osciller matin et soir entre le ras-le-bol et l’envie d’essayer encore de la garder à la maison avec moi. Le problème, c’est que j’ai un process très long et tortueux pour accepter une nouvelle situation et tourner la page.

A chaque grand tournant de ma vie, un divorce, un licenciement économique, le décès de mon père, dernièrement la fin de mon business, je fais un rêve révélateur, initiatique qui me permet de clore le chapitre et d’avancer. Donc là, autant dire que je l’attends de pied ferme, ce rêve.

Car je ne parviens pas me résoudre à ce qu’elle ne soit plus là, plus à côté dans sa chambre. Je me rends compte que dès que je pousse la porte pour aller la voir, j’ai une seconde d’appréhension, j’ai peur de la trouver inerte dans son lit ou dans son fauteuil et même tard le soir, je vais à pas-de-loup écouter si elle respire pendant qu’elle dort.

C’est donc les yeux pleins de larmes, ce soir, que je vais à la porte de sa chambre glisser une oreille pour vérifier qu’elle dort paisiblement.

PERSONNE NE M’A PREVENUE

Lundi 6 avril 2020 – CONFINEMENT J+20

13.30. J’ai été livrée hier de ma commande Ooshop passée il y a quinze jours et je m’aperçois, devant le refus catégorique de ma mère de manger, que je vais devoir en jeter une bonne partie à la poubelle.

Il y a quinze jours, ne sachant pas si et quand Franprix allait être ravitaillé, j’ai commandé des quantités pour tenir un siège. Mais aujourd’hui, le panel des choses qu’elles acceptaient encore de manger en prend un sacré coup : fini les saucisses, fini les pâtes, fini les cuisses de poulet, fini les madeleines, fini les babas au rhum !

J’ai tout essayé, en vain. Ça ne fait que renforcer ma conviction que l’EHPAD est la meilleure solution, pour elle comme pour moi. Je vois bien que je suis arrivée au bout du bout et qu’il faut que je réchappe de cette situation avec mes quelques neurones restants.

Ces cinq mois défilent devant mes yeux, je me revois endurer l’insupportable jour après jour, je revis le moment où je me suis vue vaciller, où j’ai commencé à remettre en question mon seuil de tolérance… J’essaye de toutes mes forces de me rappeler si quelqu’un m’a dit :

– Tu verras, tu n’y arriveras pas. Tu ne supporteras plus la démence, le rabâchage, la déchéance. Quand tu devras tout fermer à clef, quand tu devras nettoyer la merde et recevoir la bouffe dans la figure, quand tu ne seras plus qu’une garde-malade et auras perdu toute notion de filiation, tu tomberas.

Je me demande même si je vais tenir jusqu’à son placement en EHPAD.

SI SI Y A DE LA PLACE EN EHPAD

– Oh c’est bizarre, y a personne dans le parc… D’habitude, y a plein de monde, il doit y avoir un problème… Ça doit être la pollution ! Bon, j’irais bien me promener, on pourrait aller manger des huîtres ?

Qu’y-a-t-il de plus puissant que le mot ‘exaspération’ ?….

Samedi 4 avril 2020 – CONFINEMENT J+19

Je pense que j’ai compris pourquoi j’étais tellement en colère contre ma mère. A force de tirer sur le fil de la pelote, j’ai réussi à en défaire le noeud qui me restait en travers.

Je suis en colère car je me rends que je n’ai personne pour prendre soin de moi. Moi, je n’ai pas le droit d’être malade, handicapée, fatiguée, je n’ai pas le droit d’être lâche et découragée, je dois être sur le pont encore et encore à batailler seule dans le vide, sans aucun soutien, sans aucun réconfort, sans même ne serait-ce qu’une épaule pour pleurer.

J’ai le sentiment tenace de n’avoir plus de rôle dans cette vie, même plus la fille de ma mère. Je lui en veux, bien mal à propos, d’avoir besoin de moi et de ne plus pouvoir m’offrir ses bras comme dernier refuge…

Je me sens abandonnée une seconde fois.

Par celle qui m’a mise au monde et par celle qui m’a recueillie. C’est la blessure que je pensais cautérisée qui se rouvre. Et ça réveille en moi cette colère sourde que je croyais disparue.

Ainsi, je comprends, je me mets à sa place, je serais certainement pire qu’elle d’ailleurs, mais je n’éprouve pas la moindre mansuétude. Je fais mon devoir, visiblement sans dévouement, et c’est tout. Ce manque de compassion me fait culpabiliser, ce qui suralimente ma colère.
Maintenant, cette épiphanie va-t-elle changer les choses, va-t-elle me faire changer ?…

14.00. Après une énième altercation au déjeuner où j’ai pu voir ma dernière méthode de l’indifférence échouer lamentablement, je déclare forfait. Je m’installe devant l’ordi et me mets alors à la recherche d’informations sur les EHPAD.

Ça fait quelques temps déjà que ça me trotte dans la tête sans que cela toutefois ne se formalise car pour moi, c’est synonyme d’échec. En effet, quand je l’ai prise avec moi en octobre dernier, ce n’était pas une solution provisoire, c’était un choix de vie que j’avais fait en mon âme et conscience et que ma situation personnelle permettait : célibataire sans enfants avec un appartement assez grand pour y vivre à deux.

Mais je dois bien me rendre à l’évidence aujourd’hui, je ne suis pas capable de m’en occuper. Même si rationnellement, je sais que je n’ai rien à me reprocher, dans le sens où je n’ai fait que composer avec les données que j’avais à ce moment-là, je ne peux m’empêcher d’éprouver des remords.

Peut-être est-ce la meilleure solution pour elle ? Celle que j’aurais certainement dû choisir dès le départ, ça aurait évité tout ce rodéo et un énième changement de situation pour elle.

Bref, elle retrouvera peut-être un semblant d’indépendance qui lui sera salutaire, sans garde-chiourme sur le dos en permanence. Le personnel encadrant sera professionnel et dépassionné, et qui sait, elle sera peut-être plus conciliante avec eux qu’elle ne l’est avec moi.

Car bien qu’elle dise le contraire, elle a besoin par-dessus tout de stimulation, de voir des gens et d’échanger. Ici, elle ne voit personne et ne fait rien de ses journées, confinement ou pas, d’ailleurs.

Je pourrais faire des choses avec elle, jouer au Scrabble, regarder un film mais la vérité est que je ne la supporte tellement plus que je limite mes interactions aux repas et à la toilette. Donc zéro stimulation, ce qui ne fait qu’accélérer son déclin. Là-bas, ils sauront à n’en pas douter s’occuper d’elle comme il faut.

Une autre raison finit de me convaincre : à supposer que je la garde avec moi, quand je recommencerai à travailler, je serai partie douze heures par jour et vu son niveau de dépendance, je devrai faire intervenir des aides de vie quand je ne serai pas là et à vingt balles de l’heure, ce n’est pas jouable financièrement.

Ça ne traîne pas, je suis rappelée quelques minutes après avoir rempli un formulaire de contact. Je pose donc plein de questions mais surtout, j’ai enfin au bout du fil quelqu’un qui comprend parfaitement ce que je vis et qui trouve les mots justes pour faire disparaître mes dernières réticences.

Soit c’est une excellente commerciale (faut remplir ces EHPAD, y a de la place, en ce moment), soit une fine psychologue, un peu les deux, je pense, mais elle fait preuve surtout de beaucoup d’empathie, comme quelqu’un qui a vécu la même chose.

Bref, je reçois par mail quelques brochures que je mets de côté, me laissant le week-end pour décanter. Car ce n’est pas tout-à-fait clair au fond de moi. J’éprouve un mélange de soulagement et de honte. Je me connais, je suis très lente à accepter ce genre de changement, j’ai besoin d’analyser, de renifler chaque détail pour en fin de compte me faire une raison.

COMMENT JE LES MANGE, MES CEREALES, SANS LAIT ?!

Jeudi 2 avril 2020 – CONFINEMENT J+17

10.00. Franprix. Toujours pas de lait sans lactose, il m’en reste 25 cl, faut que cela tienne jusqu’à dimanche quand je serai livrée de ma grosse commande passée il y a deux semaines. Et je me précipite comme une folle sur les asperges, les concombres, les tomates et les fraises qui sont revenus dans les rayons.

Mon ravissement doit se voir car la petite caissière se moque de moi gentiment avec son collègue… Du coup, on finit par papoter un peu, elle derrière sa vitre de plexiglas et moi derrière mon masque.

Je lui conseille de mettre une petite boîte pour les pourboires qui, je n’en doute pas, vont affluer.

Elle, la pharmacienne et l’infirmière sont mes seules interlocutrices en live. Heureusement qu’elles sont sympas et moi, de façon très inhabituelle, encline au papotage. Je suppose que le confinement doit commencer à me taper sur le système, moi aussi…

SALE POISSON D’AVRIL

Mercredi 1er avril 2020 – CONFINEMENT J+16

11.00. Tout en épluchant les offres d’emploi, j’écoute la radio comme à mon habitude. Aujourd’hui, ils parlent de sauver les restaurateurs qui sont à l’agonie. Des cagnottes en ligne ont vu le jour ainsi qu’un système de bons-cadeaux, des repas achetés à l’avance qui seront à faire valoir quand les restaurants rouvriront. Tout ça dans le but de constituer une trésorerie immédiate pour ces restaurateurs afin qu’ils puissent continuer à payer leurs charges.

Je ne peux m’empêcher d’être amère et dubitative : à trois semaines près, on aurait pu peut-être en bénéficier nous aussi ?… Maintenant, n’est-ce pas la preuve que même si on avait eu les liquidités nous permettant de revenir à flots, un restaurant n’est pas une affaire viable, quoique l’on fasse ?

Les paramètres conjoncturels sont impossibles à maîtriser, tant dans leur prévision que dans leur impact. Sur plus d’un an, de façon insidieuse au début puis de plus en plus franchement, la crise des gilets jaunes et les grèves sur la réforme des retraites ont fait chuter inexorablement notre chiffre d’affaires sans que l’on puisse faire quoique ce soit. Car on ne peut pas pondre les clients.

Bref, nous n’avions plus les reins assez solides car fragilisés depuis trop longtemps et cette crise sanitaire, sans nul doute, nous aurait cloués au pilori dès le premier jour du confinement.

Donc, c’est bon, on l’a déjà eu, notre poisson d’avril.

JE CONTRE-ATTAQUE et J’APPELLE MES AMIS

Lundi 30 mars 2020 – CONFINEMENT J+14

Debout pile poil à 7.30. Je n’ai pas très bien dormi, malgré les cachets. C’est le jour post-apocalypse. Je fais le tour des bonnes résolutions dont je me sens emplie ce matin et décide de faire en sorte de ne plus jamais revivre un jour comme hier. J’ai un plan de bataille.

Parce que je ne sais pas faire autrement pour résoudre un problème que d’être dans l’action. La passivité et l’indolence sont chez moi impossibles. Dommage, ça me ferait du bien de détendre un peu l’élastique, à moi ainsi qu’aux autres, certainement.

Donc, me voilà vaillamment partie réveiller ma mère quand un doute me fait trébucher : se souviendra-t-elle de la veille, notamment du constat de notre situation devenue intolérable et des efforts qu’elle et moi avons consenti à faire ?

La réponse ne tarde pas :

– Bonjour, M’man. C’est le jour de la douche, aujourd’hui.
– Nan, j’ai pas envie. Il fait beau aujourd’hui, si on allait pique-niquer ?

Je respire un grand coup, j’hésite entre exaspération et indifférence… Cette dernière étant la plus forte, je tourne alors les talons sans un mot tandis que, bon gré mal gré, elle trottine jusqu’à la salle de bains, comme si de rien n’était… Bon, on verra à midi.

En attendant, je décide de poursuivre mes bonnes résolutions et décide d’appeler mes amis un par un pour prendre de leurs nouvelles. Je leur explique ma démarche comme faisant partie d’une thérapie que je me suis imposée en début de confinement. Ça les fait rire et ils sont ravis, trouvant que c’est une bonne idée.

D’échanger ainsi me permet de voir les choses sous un autre angle, de sortir la tête de mon seau, d’avoir un avis extérieur, de relativiser, de me confier aussi. Et rien que d’entendre leurs voix me fait du bien.

Déjà, ma Nénette que j’avais été voir dans sa jolie maison deux semaines avant le confinement. On a papoté comme au bon vieux temps, on a gloussé en nous rappelant ses 40 ans célébrés quelques mois plus tôt, une belle fête emplie de rires, de chants et d’embrassades au temps où l’on pouvait encore, de musique, d’alcool…

Beaucoup d’alcool, trop certainement pour ma part mais, passé le malaise cardiaque que je n’ai pas manqué de faire le lendemain – cinq ans que je n’avais pas pris de muffée, je sais pourquoi maintenant – je crois que ça m’a fait un bien fou de me laisser aller au cours d’une soirée où je redevenais moi, juste moi et non plus la patronne d’un restaurant en perdition, plus l’ex-compagne qui en prend plein la figure chaque jour, plus la fille qui se bat pour garder sa mère sénile chez elle mais qui commence à le regretter…

Par sa seule présence dans ma vie, ma Nénette me raccroche à celle que j’étais avant. Avant… Même si je ne peux occulter sept ans de ma vie d’un simple claquement de doigts, je ne peux m’empêcher de préférer celle que j’étais avant.

Quant à celle d’aujourd’hui, le chantier est loin d’être achevé mais cela prend forme petit à petit. D’ailleurs, ce fou d’Andrew y contribue fortement en apportant un éclairage nouveau, une vision positive sur ce que j’estimais moi relever du handicap. Je lui ai lu mon portrait-robot, ma fiche signalétique d’animal bientôt en voie d’extinction « 48 ans – célibataire sans enfants – à la recherche d’un job » et dans un petit rire espiègle, il m’a répondu :

– Tous tes voyants sont au vert, quoi !

Ça a fait mouche tout de suite. C’est vrai, je n’avais pas vu les choses comme ça. Comme quoi, il est essentiel d’échanger avec les autres, surtout quand on a la tête dans le guidon comme moi en ce moment.

Bref, dans l’ensemble, tous mes amis vont bien. Certains ont quelques envies d’étranglement aussi, d’autres une petite baisse de moral mais rien d’insurmontable. A part peut-être Mimine dont le récit me pétrifie…

Elle aussi vit un enfer en ce moment, de toute autre nature mais non moins terrible. Cela avive en moi une plaie que j’étais heureuse de savoir enfouie dans mon passé. En vase clos à cause du confinement avec son compagnon le fameux Andrew, l’ambiance est lourde, tendue à l’extrême car ils remettent tout en question et parlent de séparation. Le parfum du désespoir s’est hélas déjà imprégné en eux…

Je les aime tous les deux d’un égal sentiment et même si je peux ressentir une pointe de déception égoïste à voir partir en lambeaux mon seul et unique modèle de couple qui dure, je refuse l’idée même de prendre un quelconque parti, voire même de donner le moindre conseil. Je sais également que l’on ne peut, hélas, pas porter le fardeau d’un autre et que chacun doit faire son chemin dans le corridor de l’Enfer pour en trouver soi-même la sortie.

Du coup, je fais preuve d’une empathie dont je me serais bien passée mais qui, au final, a le mérite de me faire oublier l’espace d’un instant mon pandémonium à moi. Je suis ébranlée, ça me touche vraiment qu’ils aient à souffrir de cette déchirure. Qu’ils souffrent simplement, l’un comme l’autre. Leur situation n’est décidemment pas enviable. Je dirais même qu’à choisir, je préfère encore la mienne.

13.00. Un peu crispée, certes, mais déterminée, j’appelle ma mère pour déjeuner. J’ai préparé son assiette comme à l’accoutumée que j’ai posée à table. Elle s’assied et son front se plisse en même temps qu’elle se prend la tête dans les mains. Je lui coupe la chique, direct :

– Maman, mon boulot, c’est de te faire à manger. Si tu ne veux pas manger, tu vides ton assiette à la poubelle et tu retournes dans ta chambre. Et quand tu seras anémiée, tu iras à l’hôpital.

J’ai parlé sur un ton calme et neutre, je suis assez contente de moi. Elle semble décontenancée mais tente tout de même un « J’ai pas faim, je ne peux pas manger tout ça ». D’un aplomb que je ne me connaissais pas, je lui rétorque :

– Fais comme tu veux.

Et là-dessus, je me détourne d’elle et me mets à siffloter, feignant la parfaite indifférence. Et ça marche : elle termine son assiette et accepte même fromage et dessert ! Je suis bluffée !

Ainsi, avec une légèreté dont je me pensais dépourvue depuis longtemps, je me mets à penser à demain. Mais je redescends vite de mon nuage car je sens poindre un doute en moi… Cette ‘méthode’ est-elle réellement la bonne et fonctionnera-t-elle de façon pérenne ? Ou est-ce l’effet de surprise qui l’a faite obtempérer sans sourciller ?

Je me pose la question car je me souviens en avoir essayé une ou deux qui ont fonctionné un nombre de fois si infinitésimal que je n’ai pas jugé bon de persévérer.

Ainsi, j’ai essayé la culpabilité :

– Tu te rends compte de toute la nourriture que je jette ? Avec tous ceux qui meurent de faim dans le monde, tu devrais avoir honte ! Et puis, je fais ce que je peux avec ce que je trouve au magasin, tu pourrais te mettre un peu à ma place !

Puis, j’ai essayé la diversion :

– Allez, raconte-moi ton enfance, même si tu me l’as déjà racontée un milliard de fois, fais-toi plaisir ! Tiens, raconte-moi à quel point ta soeur t’agaçait à pinailler dans son assiette et qu’elle se prenait des baffes par ton père…

Elle s’est mise alors à raconter tout en mangeant par automatisme et le plus dur a été de la faire taire. Mais ça n’a pas fonctionné très longtemps. Donc, je me dis que la méthode de l’indifférence n’ira peut-être pas plus loin que les deux autres…

Pff moi qui étais toute guillerette, me voilà de retour dans les bas-fonds du tourment, sabordée par mes propres soins ! Du coup, je tente moralement de me préparer à un nouvel échec. Car il faut absolument que je me maîtrise, que je garde mon calme en toutes circonstances.

Et si j’essayais le yoga sur la Wii-Fit ?…

L’APOCALYPSE

Dimanche 29 mars 2020 – CONFINEMENT J+13

L’apocalypse. La fin des haricots. Le pompon sur la cerise qui fait déborder le vase. Tout est parti de ce matin quand voulant faire le lit de ma mère, j’ai trouvé dans ce dernier des traces de matières fécales…

– Maman, qu’est-ce qui s’est passé, cette nuit ?
– C’est pas moi !

C’est le chat peut-être ?!!

Devant cette nouvelle preuve de mauvaise foi, je suis alors entrée dans une colère noire et j’ai déversé sur elle tout ce que j’avais sur le coeur par torrents. J’ai hurlé qu’elle me sortait par les yeux et que j’allais finir par me flinguer tellement j’étais à bout.

Et plus je lui criais dessus, plus elle me provoquait, me poussant toujours plus loin dans mes retranchements. J’étais furibonde, hors de moi, je me suis rarement mise dans un tel état. Je crois bien, d’ailleurs, que la dernière fois c’était avec elle, en Ecosse… Comme quoi.

Enfin, d’un air faussement résigné, elle a soupiré :

– Je vais appeler mon frère pour qu’il vienne me chercher !
– Ton frère de 82 ans confiné lui aussi ?!
– C’est toi qui as un problème, ma pauvre fille !
– Oh que oui ! Et pas qu’un !

Je lui ai alors donné ses médicaments, ses ordonnances, des exemplaires de dérogation de sortie et lui ai dit de se débrouiller, puisque pour elle, elle n’avait pas de problèmes. Et là, je crois qu’elle s’est rendu compte.

C’est terrible à gérer, le déni de la maladie. Déni qui en lui-même est un symptôme.

Ainsi, quand on l’écoute, elle est âgée, certes, mais pas impotente ni dépendante et certainement pas déficiente. J’imagine que ce n’est facile pour personne d’admettre que l’on n’est plus ce que l’on a été. Mais au quotidien pour les aidants, c’est la double peine : refaire et redire les mêmes choses chaque jour dans le vide, c’est-à-dire sans le moindre espoir que cela soit enregistré, et être perpétuellement en butte avec la personne dont on s’occupe qui ne voit pas la nécessité de cette ‘aide’ accrue.

Elle n’y est pour rien, je le sais et je devrais m’en rappeler à chaque fois que j’ai envie de l’étrangler. Mais ses troubles cognitifs sont une telle tannée !

En conséquence, elle est incapable de savoir le jour que l’on est et oublie tout dans l’heure qui suit, ce laps de temps se réduisant au fil des jours. Incapable également d’enregistrer des gestes simples lorsqu’ils sont nouveaux : reconnaître la sonnerie de l’interphone de celle du téléphone, fermer la porte et la boîte aux lettres à clef et de retirer la clef, bien entendu se servir de son portable, appeler les secours avec la touche SOS…

Elle est en revanche parfaitement capable de raconter par le détail son enfance, la guerre et ses privations, les rapports difficiles avec sa mère, la douleur de perdre son père, les colonies de vacances où les garçons mettaient des grenouilles dans le pot de chambre, sa vie de secrétaire et certainement de maîtresse d’Edmond Maire, la vie avec mon père, mai 68, les procédures d’adoption de mon frère et moi, ses combats en tant qu’assistante maternelle qui ne voulait pas séparer une fratrie, la maladie et le décès de mon père il y a huit ans…

Elle ne s’en prive pas d’ailleurs, en boucle comme un disque rayé. Une litanie abrutissante à longueur de journée qui pourrait, à elle seule, faire péter les plombs à plus d’un maître-zen ! Et lui dire que cela fait trois-cents fois qu’on entend ses histoires ne l’arrête pas pour autant !

Mais quand on l’interroge sur la raison de sa présence chez moi, elle dit qu’elle était dans son appartement à un moment donné puis à l’hôpital puis chez moi mais ne parvient absolument pas à se souvenir du pourquoi du comment et encore moins du quand.

Si seulement elle pouvait se souvenir de la raison de son séjour à l’hôpital et se souvenir du médecin qui lui a dit qu’elle ne pouvait plus vivre seule, peut-être pourrait-elle comprendre ?

Si elle pouvait se souvenir que c’est elle-même qui s’est envoyée aux urgences en reniant quelques mois auparavant son médecin traitant parce que, selon elle, c’était une vieille bique et donc en ne prenant plus la cortisone qu’elle prenait depuis des années pour ses rhumatismes…

Car la cortisone – et on ne l’a su qu’à ce moment-là, c’est vrai – était le seul bouclier contre cette maladie de Horton, maladie assimilée à Alzheimer, qui rongeait certainement son frein depuis des années aussi. La cortisone hors de jeu, Horton a pu prendre possession des lieux et s’est alors déchaîné comme un gamin privé de sortie qu’on emmène enfin au parc Astérix : épanchement pleural, oedème cardiaque, arythmie… Bref, deux semaines en soins intensifs avec des tuyaux partout.

Et ce n’était qu’un coup de semonce ! Je me demande bien ce que sera le bouquet final…

Doublement vicelard, ce Horton : non seulement les troubles cognitifs ne sont reconnaissables que lorsqu’ils sont déjà installés, mais aussi, alors que tout pointait vers lui, la biopsie de l’artère temporale nécessaire pour son diagnostic s’est révélée négative.

Cependant, et je cite : « Un résultat négatif n’exempte pas de la maladie de Horton dont c’est une des spécificités et doit être considéré comme un élément aidant au diagnostic sans être pour autant révélateur. » Gnagnagna.

La conclusion des médecins : Horton or not Horton, Alzheimer ou Trucbidulechouette, peu importe l’étiquette, on doit faire avec. Enfin ‘on’… JE dois faire avec. Sans traitement, surtout.

Bref, après les soins intensifs, ma mère a passé un bon mois dans un lit défoncé en gériatrie à subir tous les jours un escadron d’examens. Car si les motifs de son arrivée aux urgences avaient été gérés, d’autres pathologies se sont avérées alarmantes.

Déjà, la manifestation violente de sa myélodysplasie diagnostiquée au forceps il y a deux ans. C’est une maladie génétique de la moelle osseuse qui se met à produire les plaquettes ainsi que les globules rouges et blancs de façon erratique. Elle peut induire notamment une apathie complète quand ces derniers sont en baisse. Là, ses taux étaient tellement bas qu’ils se relayaient chaque jour pour vérifier que ma mère était toujours vivante. Le fait qu’il n’y ait pas d’hématologues dans cet hôpital n’a pas aidé et ce ne sont pas les indications sibyllines de l’hématologue qui suivait ma mère à Necker jointe in extremis qui ont fait avancer le schmilblick.

Ensuite, elle a eu une infection si vicieuse qu’aucune des dix-mille analyses et ponctions effectuées n’a pu l’identifier, ni les antibiotiques l’éradiquer, laissant les médecins bien décontenancés devant son lit alors qu’elle se tordait de douleur après sa énième ponction pleurale.

Ils n’ont jamais pu trouver d’où venait cette infection mais comme la fièvre a fini par disparaître comme elle était venue, ils ont capitulé devant les supplications de ma mère pour la faire sortir, en recommandant toutefois un suivi médical des plus serrés. Ils n’ont pas manqué, au passage, de taxer ma mère de ‘cas médical’. De cas tout court, je dirais.

Et voilà comment le 28 octobre 2019, j’ai récupéré une mère déphasée et maigrelette aux troubles cognitifs vaguement identifiés, un suivi médical relevant du parcours du combattant à mettre en place et bien entendu, zéro mode d’emploi.

Je commençais déjà à soupçonner que j’allais en baver mais j’étais à dix-mille lieues de savoir que le pire m’attendait. Et le pire, bah… c’est l’anorexie mentale. Avec les compliments d’Horton/Alzheimer ! Bon dieu que ce truc-là est une saloperie !

Cela a commencé peu de temps après qu’elle soit rentrée de l’hôpital où elle avait perdu beaucoup de poids à cause, selon elle, de la piètre qualité des plateaux-repas. Certes, la batterie d’antibiotiques lui coupaient bien l’appétit et lui provoquaient des nausées mais c’était très certainement déjà les premières manifestations de son anorexie. La psychiatre et la diététicienne n’ont pas pu faire grand-chose, à part le diagnostic. Elles ne m’ont pas briefée, aussi.

Moi, je n’avais de cesse de lui présenter tout ce qu’elle aimait manger pour qu’elle retrouve son coup de fourchette légendaire lui permettant de se remplumer. Mais c’était trop tard, le blocage avait déjà pris racine dans sa tête.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, elle mange contrainte et forcée l’équivalent d’une portion d’un enfant de quatre ans, autant dire qu’il y a des restes qu’elle essaye parfois de cacher sous une feuille de salade. On aurait un chien qu’il serait obèse.

Et à CHAQUE repas, même au goûter, c’est la même comédie, le même sketch, si cela pouvait être comique. Un enfer trois fois par jour, sept jours sur sept. Peu importe ce qu’il y a dans l’assiette, petit plat cuisiné ou conserve, peu importe si la quantité est celle d’un rationnement en temps de guerre, elle a dix secondes d’enthousiasme puis son regard s’assombrit, les sourcils se froncent et c’est parti pour un sons et lumières qui peut durer jusqu’à trente minutes :

1. J’ai pas faim.
2. Je vais essayer de tout manger mais c’est beaucoup trop pour moi.
3. Si je pouvais, je mangerais juste une tomate.
S’ensuit une série de soupirs gros comme des pets de vache et :
4. Je suis obligée de tout manger ?

S’enchaînent des gémissements et des râles d’agonie :

5. Au choix : C’est trop salé ! C’est trop sucré ! C’est trop sec ! C’est trop mou ! C’est pas bon !
6. Ça m’étouffe !
7. Ça tourne dans ma bouche, je n’arrive pas à avaler !
8. Ça me lève le coeur !
9. Je vais vomir !

Enfin, elle se prend la tête dans les mains et pleurniche :

10. Je ne sais pas ce qui provoque ces nausées, je n’étais pas comme ça avant…

Et comme je l’incite fortement à finir son assiette, elle a ce mouvement d’épaules et la bouche qui s’entrouvre sur un semblant de haut-le-coeur et quelques éructations bruyantes mais inconsistantes. Elle me regarde alors du coin de l’oeil, guettant ma réaction et constatant que je n’en démords pas, elle se résigne et termine son assiette dans de gros soupirs. La suppliciée sur la place publique et son bourreau impitoyable.

Elle m’a fait une variante une fois : en signe de protestation, elle m’a jeté le maïs de sa salade au visage avec l’air insolent d’une gamine qui cherchait une baffe. On se serait crus dans une mutinerie à la cantine scolaire ! Depuis, je ne lui donne plus d’aliments qui pourraient faire office de projectiles…

Au début, je mettais ça sur le compte de sa rébellion, je n’avais donc que de la colère pour toute réponse. Et quand j’ai commencé à comprendre, cela n’a pas été mieux : ma colère s’est teintée de détresse, créant à chaque repas un maelstrom de tensions duquel ni elle ni moi ne pouvions échapper.

En fait, de la voir si amaigrie, limite anémiée à l’hôpital, ça m’a fait un tel électrochoc que j’en ai fait une croisade, bataillant à chaque repas sans rien lâcher, ne pensant qu’à lui faire reprendre du poids.

Mais en plus de ne pas être la bonne méthode avec son caractère défiant, elle n’a pas repris de poids, elle a même continué à en perdre jusqu’à ce que, désemparée, je lui fasse prescrire des compléments nutritionnels qui ont fait le job, me permettant de relâcher légèrement la pression.

Cela a eu pour effet pervers de mettre en exergue toutes les autres choses qui m’exaspéraient sans que j’y prête attention, obnubilée que j’étais par ses troubles du comportement alimentaire. J’ai réalisé alors que ces derniers n’étaient pas la seule source, même si énormes contributeurs, de ma colère monumentale : chaque jour à chaque instant, sciemment ou pas, à propos de tout, à propos de rien, elle me provoque, elle teste mon autorité, comme si elle avait bah cinq ans.

On dit bien que les vieux retombent en enfance. D’aucuns, bien plus psychologues que moi, diraient qu’elle cherche à retrouver un peu de pouvoir dans ce rapport de forces, à avoir prise sur quelque chose alors qu’elle n’a plus le contrôle de sa propre vie…

Et cela fonctionne, je saute dedans à pieds joints. Je m’emballe comme un cheval fou à la moindre de ses réflexions et plus je m’emballe, plus elle se drape dans son rôle de victime tout en continuant à me balancer des piques. Pour alimenter le feu, quoi. Un cycle infernal.

Apprendre à un enfant est essentiel car on sait qu’il va grandir, se construire, se développer avec ce qu’on va lui apprendre. Mais apprendre à un vieux qui a de plus une maladie dégénérative ?

Je ne suis pas Don Quichotte.

Sans compter l’aspect ‘sans filtre’ de ces moments que je suis obligée de passer avec elle. Sans plus aucune considération pour moi, elle éructe la bouche ouverte, elle graillonne, elle crache, elle pète… Ça non plus, on ne me l’avait pas dit. Mais si cela ne me faisait pas particulièrement broncher au début, le fait est de constater qu’aujourd’hui, je suis de moins en moins imperméable à toutes ces infamies, ce qui ne fait qu’ajouter à ma coupe déjà bien pleine.

Ainsi, en fin de journée, j’atteins un tel niveau de frustration et de fureur que cela me fait souhaiter un soulagement par noyade dans l’alcool. Ou par noyade tout court. Je n’en peux plus. Bientôt cinq mois de bagne et je ne sais pas si je verrai le sixième.

Peut-être que je ne sais pas faire ? Que je n’ai ni les compétences ni la vocation ? Je ne suis pas patiente, je suis irascible, intransigeante et sans compassion aucune.

Je suis trop dans l’affect, je suppose, ça m’empêche de me détacher. Mais bon, je ne suis pas infirmière psychiatrique et personne n’a trouvé opportun de soulever cette lacune. Bref, je fais avec mes petits moyens et je me retrouve aujourd’hui au bout du chemin sur un terrain vague envahi de ronces, sans cisailles et sans espoir…

22.00. Je me sens très minable. Aujourd’hui, j’ai bien failli mettre ma mère sénile de 88 ans à la porte et faire une crise cardiaque dans la foulée tellement j’étais hors de moi.

Honnêtement, je ne sais pas comment j’ai réussi à me calmer. Je vais devoir travailler là-dessus sérieusement. Car c’est à moi, j’imagine, de faire quelque chose. Ce n’est pas elle qui changera à son âge, certainement pas avec sa maladie qui l’exonère en bonne partie.

Peut-être que ses troubles s’amoindriraient si je n’étais pas comme ça avec elle ? Peut-être s’alimentent-ils de ma colère ?

Ainsi, il faut que je parvienne à discerner ce qui met le feu aux poudres chez moi, ce qui me fait démarrer au quart de tour et me rend folle de rage. Même si j’ai déjà une petite idée, il faut que j’en trouve la racine.

Ensuite, il faudra que j’apprenne à ne pas réagir à ses provocations, à lâcher du lest sur ce qui n’est pas essentiel et à trouver un moyen de me mettre en retrait pour me défouler. Car ce n’est plus vivable, ni pour elle, ni pour moi.

C’est beau, la théorie. En tout cas, ça permet de dormir. Avec deux somnifères, tout de même.

NO EXPECTATIONS, NO DISAPPOINTMENTS

Jeudi 26 mars 2020 – CONFINEMENT J+10

21.59. Un texto de Walter « Yo J’espère que tout va bien de ton côté ». Comme à mon habitude, je n’y réponds pas. Déjà, parce que tout va mal de mon côté, ensuite parce qu’une fois de plus, je me sens blessée. Blessée de ne valoir qu’un texto laconique.

On devait se voir le 9 mars mais il a annulé une énième fois. J’ai commencé à lui écrire une lettre d’adieu mais le temps que j’organise mon propos, le confinement a été annoncé. J’ai réalisé alors qu’il avait été confiné une semaine à l’avance et que pour une fois, l’annulation de notre rendez-vous n’était pas de son fait.

« No expectations, no disappointments.
J’ai longtemps essayé de te rayer de mon coeur, j’ai toujours échoué. Je t’ai tant attendu, la morsure de la déception me marquant chaque fois plus profondément. Mais je n’ai jamais pour autant pu mettre un point final. Je sais que c’était quelque peu masochiste et pourtant, je n’éprouvais aucun plaisir à souffrir. J’étais juste là, encore et toujours.
Puis, cette situation a commencé à m’étouffer et j’ai compris : cette relation, cette non-relation plutôt, était devenue un poison qui me tuait à petit feu. Pour toi, je suis sûre que c’est pareil. Cette absence dans notre vie et notre incapacité à en faire une présence sont devenues toxiques, pour l’un comme pour l’autre.
Tu disais que tu te ‘haïssais d’être si lâche’, que tu pleurais souvent. Tu disais vouloir qu’on se pardonne l’un l’autre et que l’on regarde droit devant ensemble. Tu voulais tant de choses avec moi, pour moi et pourtant, le simple geste de m’appeler est insurmontable. Tu me demandais si j’étais prête à venir habiter avec toi, tu disais que tu serais là pour moi, que tu ne me laisserais pas tomber et pourtant, tu es capable de ‘disparaître’ pendant plusieurs mois.
Nous deux, n’est-ce pas un fantasme qui est peut-être voué à rester dans le domaine de l’irréel ?… »

Bref, j’ai laissé filer. J’avais d’autres préoccupations. Et ce soir, je n’ai pas envie d’en ajouter une autre.

LA CHASSE AU JOB

Mercredi 25 mars 2020 – CONFINEMENT J+9

« … Déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile… soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile… »

Voilà, maintenant c’est explicite. Dans le doute, ça fait une semaine que je n’ai pas sorti Maman. Autant dire qu’elle est plus qu’ankylosée. Bon, je ne me plains pas trop, si j’avais eu un berger allemand, j’y aurais eu droit trois fois par jour. Allez, hop, on va faire le tour du pâté de maison. Je lui interdis de toucher quoique ce soit mais par précaution, je lui scotche des moufles.

En rentrant, je me mets sur l’épluchage des offres d’emploi que j’ai mises un peu de côté ces derniers jours. Comme tout le reste. Après m’avoir oubliée un bon mois, la fibromyalgie s’est rappelée à mon bon souvenir avec une énorme fatigue et des maux de tête abyssaux, faisant de moi comme à l’accoutumée une grosse chiffe molle.

Je constate que le type d’offres d’emploi a évolué en quelques jours : même si cela ne me concerne pas, je vois des offres pour des postes de directeurs avec salaire à six chiffres, des médecins, des psychiatres mais aussi des agents secrets (hahaha), des manipulateurs de missiles… Les grosses boîtes institutionnelles voire les ministères recrutent à des postes-clefs, même l’institut Pasteur a besoin de chercheurs !

Je trouve cela très étonnant car ce sont habituellement des postes qui ont peu de turn-over et qui se pourvoient en règle générale d’eux-mêmes en cercles fermés. Assistons-nous à un changement en profondeur de la société où même les postes d’énarques doivent passer par des annonces sur Monster ?

Je vois aussi des trucs qui me laissent pantoise devant mon écran : ‘Happiness Manager responsable du feel-good process’… késako ?? J’essaye de lire leur annonce en entier mais comme ils font du tutoiement une seconde nature, bah je zappe. Je déteste ça. On n’a pas gardé les cochons ensemble. Je suis old-school, j’ai peut-être tort. De toute façon, même si je décrochais un entretien, lorsqu’ils s’apercevraient que je n’ai pas et ne veux pas de smartphone, ils me raccompagneraient illico vers la sortie en me traitant de dinosaure. Donc, pas de regret.

Je réponds toutefois à quelques offres, même si je sais que je pars avec trois handicaps : le confinement actuel qui rend extrêmement difficile voire impossible tout entretien, l’éclectisme de mon parcours professionnel qui peut paraître incongru et, il faut bien le dire, mon âge.

Pas évident de démontrer que mon parcours atypique, mon autodidactie et la sagesse liée à ma tranche « pas encore senior mais plus une jeunette » sont des atouts d’une richesse incroyable au cours d’un entretien qui n’a pas lieu…

Pas évident surtout en ces temps de crise inédite. La visibilité des sociétés sur leur propre avenir étant très faible voire nulle, c’est normal que les embauches soient gelées. La priorité est de refaire un semblant de chiffre d’affaires dès que possible en essayant de conserver les emplois existants.

Alors, j’ai bien pensé à une reconversion dans un domaine d’activité qui lui ne connaît pas la crise, je dirais même qu’il est en plein boum : l’aide à la personne. Ma doctoresse, avec laquelle j’ai sympathisée, me verrait bien à mon compte intervenir dans une ou plusieurs résidences seniors dont elle ne manque pas de faire mention, sachant que j’ai déjà une solide expérience avec ma propre mère…

Je lui fais remarquer que justement, je trouve que je suis nulle dans ce domaine et que cela requiert des compétences dont peut-être je ne dispose pas. Mais selon elle, s’occuper d’un étranger est beaucoup plus facile que de s’occuper d’un parent.

M’occuper d’enfants, alors ? J’ai toujours eu la touch avec les mômes et le métier que je voulais faire quand j’étais jeune, c’était pédopsychiatre. Réparer les enfants cassés. Car il n’y a rien de plus beau que le rire d’un enfant. J’ai bouffé du Dolto et compagnie à foison, j’avais une vraie vocation mais je ne me suis pas donné les moyens. J’ai même tué dans l’oeuf tout espoir d’études en fuguant de chez mes parents à trois mois du BAC.

Aujourd’hui, repartir sur dix ans d’études, ce n’est hélas pas envisageable. Alors, nounou ? Pas vraiment mon truc. Non, je crois que les enfants et les vieux, ce n’est plus pour moi. J’ai assez donné, je ne veux plus être la piñata de ces bouffeurs d’énergie. Je ne veux plus être au service de qui que ce soit.

Sans compter les démarches pour remonter une structure, aussi simplifiées qu’elles puissent être en auto entreprenariat, rien que de penser au business plan et à l’étude clientèle, ça me fatigue. Je n’ai plus la flamme.

J’aurais au moins retiré quelque chose de cette expérience de petit patron : VIVE LE SALARIAT ! Car outre la sécurité et une paie en fin de mois, je n’ai aucun problème à rendre des comptes à quelqu’un et avoir un cadre est bien plus motivant pour moi que d’être livrée à moi-même et à mes incertitudes.

Bref, j’ai fait mes petits calculs. Avec les indemnités de Kevin que l’on s’est partagées lui et moi, je peux tenir sans revenus jusqu’à fin juin max. J’espère d’ici là que cela va se décanter car sinon, c’est ma mère qui va devoir payer le loyer. Et si je l’ai étranglée avant, bah…

Je devrais peut-être demander le RSA ? J’ai horreur de quémander, je me connais, je préfèrerai faire des ménages ce qui, en soi, est un job tout-à-fait honorable et dans lequel j’excelle, en plus. Je verrai.

18.00. C’est fou, quelques jours d’inactivité et j’ai pratiquement tout perdu à la Wii. La reine du hula-hoop peut ramasser ses cerceaux et se brosser avec. Et la gym, n’en parlons pas, me voilà aussi souple qu’une amphore ! Ou serait-ce ma fibromyalgie qui dit stop ?