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JE DETESTE

Dimanche 26 avril 2020 – CONFINEMENT J+41

« …Du plus loin que je me souvienne, je déteste être contraint. Je déteste ce monde masqué qui se détourne des enfants par une peur aussi incontrôlée que ridicule. Je déteste la privation de libertés qui se profilent, consentie par un monde moutonnier. Je déteste le troupeau et la bien-pensance sécuritaire qui l’accompagne. Je déteste l’idée de ne plus serrer dans mes bras les gens que j’aime. De ne plus embrasser. De ne plus caresser. Palper. Pétrir. Je déteste toute cette distanciation imposée. Je rêve de transgression, de voyager léger dans cette France recroquevillée sur sa peur. Je rêve que rien ne m’empêche de m’approcher de mes rêves. Si le virus a besoin de sa part d’humanité, qu’il la prenne et qu’on en finisse. Tout est concentré dans la pensée de J. London. La fonction de l’homme est de vivre, pas d’exister. Une fois rassasié, ce virus partira de lui-même. En ce 22 avril printanier, la liberté fleurit dans la rosée de ton sexe confiné. »

La dissidence est essentielle à l’esprit humain, elle permet de se rendre compte que la vie est autre chose que des gestes inculqués. J’aime la franchise qu’on peut avoir à ce propos et même si moi je suis un bon petit soldat, un brin fataliste, j’adhère complètement à l’idée de rester fidèle à soi-même sans faux-semblants.

Les mots de ce doux rêveur insurgé me donnent des envies de dire moi aussi tout ce que je déteste.

Je déteste ceux qui applaudissent au balcon tous les soirs à 20.00 mais qui portent des masques FFP2 pour aller chercher leur pain. Je déteste ceux qui donnent à Médecins du Monde mais qui signent une pétition pour faire expulser une infirmière de leur immeuble. Je déteste ceux qui me regardent de travers en supposant que c’est moi qui ai importé le virus depuis la Chine où je n’ai jamais mis les pieds.

Moi, je n’applaudis pas le soir parce que ça me soûle mais j’ai donné tous les masques que j’avais en début de confinement. Si je savais coudre, voilà longtemps que j’en aurais fait à la chaîne pour les distribuer dans l’immeuble et s’il n’y avait pas eu ma mère, j’aurais sans hésiter offert d’héberger une infirmière dans le besoin. J’ai même voulu donner un coup de main à l’hôpital avec mes petits moyens mais on m’en a dissuadée à cause de ma mère avec laquelle je ne devais prendre aucun risque.

Je ne suis pas militante pour un sou, je ne me rallie à aucune cause, je ne m’exprime sur rien en public, sur les balcons ou sur les réseaux sociaux, et je déteste être dans la lumière. Mais si je peux faire quelque chose, je le fais, mais en silence et dans l’ombre.

Ça me fait penser aux X-Men, ces mutants aux pouvoirs plus fantastiques les uns que les autres qui deviennent des super-héros, sauf peut-être celui qui a le pouvoir utile mais désuet de faire pousser les tomates en accéléré. Mais en cas d’hiver nucléaire, ce serait lui le super-héros. D’un seul coup, il deviendrait ultra-essentiel à notre survie.

Tous ces métiers de l’ombre, quasiment d’ailleurs tous ceux qui manifestaient dans la rue il y a plus d’un an, se retrouvent dans la lumière, encensés, louangés, magnifiés, à juste titre. Mais qu’en sera-t-il quand cette crise sera derrière nous ? Mettrons-nous réellement les moyens réclamés à cor et à cri depuis si longtemps ?

Est-ce que je déteste être privée de contact humain ? Bah ma foi, non. Je dirais même que cela m’arrange. Je n’ai jamais été très tactile, pour être honnête, je me suis toujours fait violence pour claquer la bise ou serrer une main.

C’est parce que j’ai un don mais qui m’embarrasse plutôt qu’autre chose. Je suis une hyper-empathique, au moindre toucher, je suis capable de ‘ressentir’ la personne en face de moi. Je ne suis pas medium, je ne vois rien, je ressens, c’est tout. Le problème, c’est que je ne ressens que le mal et la souffrance.

Donc, je fais quoi, je dis quoi quand je serre la main d’une personne et que je ressens quelque chose de négatif en elle ? Et que je lui dise ou pas, ça changera quoi ?

D’où mon embarras à propos de ce don que je trouve au mieux inutile, au pire maudit. J’ai mis des années pour apprendre à le contrôler. Je le voyais un peu comme un double maléfique qu’il fallait que je maintienne à distance sous peine qu’on me brûle sur un bûcher ou plus probablement, qu’on m’enferme dans une chambre capitonnée avec le fameux pyjama aux très longues manches.

Aussi, dès que je sais que je vais devoir serrer une main ou faire la bise, ou pire, une embrassade à l’américaine, je déploie dans ma tête un bouclier invisible et je visualise des ondes qui font ricochet dessus. Ça marche plutôt pas mal mais c’est une discipline de fer qui ne peut souffrir d’aucun relâchement. Si je suis distraite ou si je suis éméchée, tout s’engouffre alors dans la brèche et me saute dessus comme une hyène sur un gnou pataud.

Bref. La distanciation et le hochage de tête lointain me vont bien. Mais j’ai tout de même une question qui me taraude : comment ça se passe pour les célibataires qui font une rencontre ? Comment fait-on pour conclure, ne serait-ce que par un baiser ? Et si on se passe le corps en entier au gel hydro-alcoolique et qu’on garde nos masques, peut-on faire l’amour ? Faudra-t-il auparavant passer un test de dépistage comme pour le VIH, s’abstenir pendant un mois et refaire un test ? Le futur pour les célibataires ne sera-t-il que platonisme frustré ?

Bon. Y a d’autres trucs que je déteste, comme les films doublés en français. Je déteste le doublage tout court, rien de tel pour être nul en langues étrangères. Et ce soir, je déteste que mon lecteur dvd rende l’âme.

Mais ça, j’entends bien que tout le monde s’en tape.

MONK, MON EGERIE, MON MENTOR

« … Plusieurs études notent le faible taux de fumeurs parmi les malades du coronavirus, laissant penser que la nicotine pourrait par exemple avoir un effet contre le Covid-19… »

Ça tombe bien, je fume comme un sapeur ! D’ailleurs, il faut que je passe au bureau de tabac et que je prévoie une séance tubage très bientôt. C’est bien moins rapide que d’acheter une cartouche toute prête mais le prix de cette dernière est une raison imbattable à mes yeux. Et puis, à ma dernière radio des poumons il y a deux ans, on m’a dit :

– Vous avez des poumons de jeune fille ! On voit que vous ne fumez pas !

Samedi 25 avril 2020 – CONFINEMENT J+40

9.00. Un mail du liquidateur :

« … La date limite de dépôt des offres par mail chez l’huissier Maître Trucmuche a expiré hier à 17h00. Malheureusement, celui-ci m’a indiqué n’avoir été destinataire d’aucune offre. Nous devons désormais envisager la vente des actifs corporels par le commissaire-priseur afin de libérer les locaux et mettre fin aux loyers qui continuent à courir. Je vais donc préparer une requête en ce sens pour une vente à intervenir après le déconfinement… »

Voilà, ça c’est fait. C’était couru d’avance. Donc, pour nous, aucun espoir de voir notre caution baisser car cette vente à l’emporte-pièce ne rapportera que des roupies de sansonnet. Je ne réponds même pas à ce mail tellement je suis blasée. Bref, on attend que la banque se manifeste, ça m’étonnerait qu’elle oublie, encore moins qu’elle apure notre dette.

Le samedi, c’est ménage à la Bibi, c’est-à-dire du sol au plafond. Dire que cela me ravit est peut-être excessif, c’est plus du domaine de la compulsion : je suis extrêmement maniaque, une forcenée de la propreté avec des tocs. Mon dada : les traces d’eau.

Parfois, j’essaye de détourner le regard du mitigeur de la baignoire ruisselant après ma douche, je tente de l’oublier en faisant autre chose mais je reviens vers lui, serviette à la main, et ça tambourine dans ma tête :

– Ça va te prendre 12 secondes, vas-y, tu ne vas pas en dormir, sinon !
– Arrête, laisse ce pauvre mitigeur avec ses traces de calcaire, il ne va pas décéder !

Alors, je me force à quitter la salle de bains mais j’y retourne inexorablement cinq minutes plus tard et me mets à essuyer frénétiquement le mitigeur. Puis, tout ce qu’il y a autour. Et là en général, je me trouve pathétique.

Mon surnom, c’est Monk. Comme lui, j’ai aussi besoin que chaque chose soit à sa place, au centimètre près. J’ai besoin de faire les choses dans l’ordre sinon, je ne sais pas fonctionner.

Et en ces temps de phobies collectives, cette photo sur Facebook m’a faite bien rire :

Je me fais violence, des fois : je me répète que le monde ne va pas s’arrêter si je ne fais pas la poussière ou si mes bibelots ont migré d’un centimètre, je me force même à salir par terre et je me retiens de nettoyer dans les trente secondes qui suivent, voire je m’oblige à quitter la pièce pour ne plus y penser…

Même ma fibromyalgie ne me fait pas dévier. Même si l’aspirateur est trop lourd, même si de changer les draps m’arrache les épaules et que je mets bien douze heures pour m’en remettre, je n’ai d’autre choix que d’obéir, soumise, à mon démon intérieur. Je gobe un Nurofen et c’est reparti, mon kiki.

Avec le restaurant, j’avais très peu de temps à y accorder mais comme je passais très peu de temps à la maison, cela ne me pesait pas trop. Mais depuis que j’ai arrêté de travailler… Et encore ! Je ne mets pas mes lunettes quand je fais le ménage, sinon j’y passe le week-end !

J’ai toujours été comme ça. Kevin a bien essayé de s’y faire, mais avec ses sentiments est partie aussi sa considération de mon bien-être psychique. Mais bon, c’est une des rares choses pour laquelle je ne lui garde pas rancune.

Cela semblait toutefois convenir à Walter. Cela dit, il a passé trop peu de temps chez moi pour que cela finisse par le soûler. Aujourd’hui, je me demande vraiment qui pourrait me supporter, je me supporte déjà difficilement moi-même…

Ah si, les locations de vacances et les hôtels sont ravis  : quand je repars, c’est parfois plus propre que quand je suis arrivée ! Ils devraient faire un discount pour les clients/femmes de ménage…

Mais aujourd’hui, je ne sais pas ce qui se passe, une flemme immense s’empare de moi et me fait reposer mon arsenal, c’est-à-dire mon éponge et mon plumeau. Je regarde, indifférente, les quelques grains de poussière sur l’étagère de la cuisine qui me paraissent soudainement peser une tonne chacun…

Et je m’estomaque toute seule à ne passer que l’aspirateur et une lingette au sol. C’est tellement inattendu ! Et presque pas mauvaise conscience. Mais craignant que cette dernière ne me rattrape, je décide de sortir pour faire faire une promenade à ma mère.

Promenade qui dure vingt minutes pour 120 mètres parcourus aller-retour. Je la ramène à l’appartement au bord de l’inanition. Elle qui mettait son état sur le dos de son inactivité en me le reprochant copieusement, elle est bien obligée de se rendre compte que c’est le contraire.

C’était donc un test qui me donne raison une fois encore. On retentera lorsqu’elle aura retrouvé un peu de forces.

BALADE A NEUILLY

– Oh la la, je n’ai plus de forces ! Je vais mourir !

– Avant, on va aller voir le docteur. Allez hop, pomponne-toi, le taxi arrive dans trente minutes.

Vendredi 24 avril 2020 – CONFINEMENT J+39

Le taxi nous dépose devant l’entrée de cette jolie clinique privée de Neuilly, nichée dans un écrin de rhododendrons et de lauriers roses tout fringants de fleurs.

Dès le sas d’entrée, le ton est donné avec un flacon géant de gel hydro-alcoolique qui trône en plein milieu. A l’accueil, on nous prend la température au front avec un pistolet digne de Luke Skywalker puis on arrive dans la salle d’attente où des flacons de gel sont disposés auprès de chaque rangée de fauteuils. Je ne me suis jamais sentie autant aseptisée !

Derrière mon masque cependant, je n’en mène pas large car ma mère n’arrête pas de tirer sur le sien en râlant qu’elle étouffe, ce qui m’oblige à l’asperger de gel. Les autres patients nous regardent en biais… Pourvu qu’elle ne se mette pas à tousser ! Non, à la place, elle se met à vitupérer car l’attente est trop longue, selon elle :

– Non Maman, c’est nous qui sommes en avance.
– Mais puisqu’on est là, il pourrait nous recevoir !
– Bah il a le droit d’avoir d’autres patients, non ?!
– Ce n’est pas normal quand même.

Sur la route déjà, j’y ai eu droit et le chauffeur de taxi aussi, du coup.

– Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Tout est fermé ! C’est une honte d’interdire aux gens de travailler ! Il faudrait faire une manif !

Le chauffeur a croisé mon regard désabusé et par son hochement de tête, j’ai compris qu’il avait compris.

Bref. Le professeur nous reçoit pile à l’heure et je lui expose la raison de notre consultation. Je sors fièrement le dossier que j’ai préparé et je reçois ses félicitations ha ha ha…

La myélodysplasie de ma mère s’est aggravée avec des trucs dans sa moelle osseuse qui ne devraient pas être là. Il n’y a pas grand-chose à faire. Certainement pas une transfusion de plaquettes car c’est inutile à l’âge de ma mère, ça lui durerait trois jours et il faudrait refaire à l’infini une procédure bien trop lourde pour des résultats trop maigres. Il augmente néanmoins la dose de son traitement actuel et prescrit d’autres trucs en cas de fièvre.

Je dois dire qu’il est assez plaisant, pour un professeur d’une clinique privée de Neuilly. Je m’attendais à un collet monté condescendant, c’est tout juste si je ne me suis pas entraînée à la révérence avant de venir. Donc, entre deux questions sur l’état de ma mère, il me demande ce que je fais dans la vie et on finit par papoter, badins…

A la fin, il nous raccompagne et me glisse… son 06 « au cas où… » ! HA HA HA au cas où de quoi ?! C’est donc en riant que je me dirige, ma mère aux basques, vers l’accueil pour commander un taxi. Bon, je sais que c’est le printemps et qu’il y a en cette période de confinement beaucoup de frustration sexuelle, mais quand même !

J’aurais bien ri, c’est toujours ça de pris.

Puis, sur le chemin du retour, je m’interroge : vais-je pouvoir détendre l’élastique maintenant que je sais que tout ce qu’il reste à faire, c’est d’attendre le placement en EHPAD ?

JE NE SUIS PLUS UN BERNARD-L’HERMITE

– Bonjour, c’est Bibi anciennement du restaurant Bidule. J’appelle pour prendre de vos nouvelles, comment allez-vous ?

Lundi 20 avril 2020 – CONFINEMENT J+35

Aujourd’hui, j’ai décidé d’appeler quelques anciens clients dont j’ai gardé le numéro. Je ne saurais dire ce qui me motive d’aller à l’encontre même de mon naturel de bernard-l’hermite. Je sens simplement que j’ai besoin de reprendre contact.

Ce restaurant n’est plus et très honnêtement, rien ne me manque. Mais l’humain perdure. Ces personnes ont fait partie de ma vie pendant près de quatre ans et d’une certaine façon, elles me manquent. D’où mon coup de pied aux fesses pour sortir de ma coquille et lancer de grands fils d’Ariane pour me relier au monde extérieur.

D’abord, mes petites mémés. Elles vont toutes bien, ça me fait plaisir. A part la cops de Madame B. qui est partie récemment au grand âge de cent ans. Je me souviens d’elles deux, toutes chétives, toutes mimis, quand elles venaient prendre, ravies, une grande rasade de jeunesse fourmillante au brunch le dimanche. Elles s’enfilaient chacune un kir royal et un verre de Nuits-Saint-Georges, picoraient ce qu’on allait leur chercher au buffet et souriaient, extatiques, aux nombreux enfants qui s’étonnaient de ne pas se faire houspiller à cause de leur agitation frénétique…

Et au fur et à mesure de mes appels, je me rends compte à quel point ça me fait plaisir d’entendre leurs voix. Comme c’est réciproque,  on promet de se voir avec certains dès que cela sera possible.

Quel bien fou ! De compter, d’apporter et de recevoir un peu de joie, c’est le meilleur antidépresseur qui soit. Bref, je suis contente de m’être aventurée au-delà du jardin. Et je vais mettre un point d’honneur à y retourner fréquemment.

MODUS OPERANDI

– Je peux laisser la deuxième tartine ? Ça me lève le coeur…

Dimanche 19 avril 2020 – CONFINEMENT J+34

Le système de collations n’aura duré qu’une journée. Ensuite, même devant un abricot sec et un biscuit, elle repiquait sur sa litanie ‘Pas faim/Pas bon/Nausées’. Et aujourd’hui, même le petit-déjeuner est sujet à caution.

Comme j’ai éliminé tout ce qu’elle a pu contester, elle ergote sur ce qui reste avec mauvaise foi :

1. La peau des tomates qui grattent la gorge.
2. Les graines des concombres qui sont indigestes.
3. La croûte du camembert qui est trop dure.
4. Le jambon qui a des nerfs.
5. Les cracottes qui se cassent.
6. La soupe qui est toujours la même.

Cela dit, je suis parvenue à discerner un schéma qui, selon moi, est plutôt une bonne nouvelle car maintenant qu’il est identifié, j’ai bon espoir d’arriver à le contourner : les ‘nausées’ arrivent au bout de trois bouchées, elles durent deux à trois minutes puis disparaissent et ma mère parvient à terminer son repas. Sans oublier de maugréer, toutefois.

Je m’empresse de le lui faire remarquer mais elle n’entend rien, bien sûr. Peu importe, moi je sais que je n’ai qu’à attendre que ça passe, comme c’est toujours passé, sans vomissement, sans évanouissement et sans besoin d’appeler le SAMU.

Même si je me sens un peu soulagée, ses comédies persistantes me portent toujours sur le système. Je devrais être imperméable, depuis le temps. Mais j’avoue : ça provoque toujours chez moi des explosions de colère que j’essaye de contenir de toutes mes forces, sans succès la plupart du temps. Qu’il me tarde qu’elle soit en EHPAD ! Que je puisse retrouver un semblant de paix intérieure car je déteste être une telle soupe-au-lait !

20.13. Un texto de Walter. « Comment vas-tu ? Confinée ? »

J’hésite. Ma première impulsion « Appelle-moi si tu veux avoir de mes nouvelles » retombe vite aux oubliettes car je la sais parfaitement inutile. Je finis néanmoins par lui répondre que je suis en enfer et je lui demande de ses nouvelles à lui.

Quand vais-je trouver le temps et la ressource de replonger dans cet énorme chapitre de ma vie ? Aurai-je le cran d’aller jusqu’au bout ?…

Je balaye d’un geste les pensées qui commencent à m’assaillir et je vais préparer mon dîner.

LA WII M’A TUEE

– Bonjour, j’appelle pour ma maman, on a rendez-vous avec le professeur vendredi prochain et je voulais savoir si c’est confirmé de votre côté.

– Justement, il est en train de voir.
– Je sais que c’est une nouvelle patiente, je suis navrée d’insister mais c’est urgent et son médecin traitant ne peut rien faire d’autre que de s’en remettre au professeur…

Vendredi 17 avril 2020 – CONFINEMENT J+32

14.00. Doctolib m’envoie par mail la confirmation du rendez-vous avec l’hématologue. Je suis soulagée. J’espère juste que ma mère va pouvoir tenir encore une semaine. Peut-être va-t-il l’hospitaliser de suite et lui faire une transfusion de plaquettes ? Vu son état, elle va y rester un moment, ça va être compliqué ensuite pour organiser son placement en EHPAD…

Tout ça parce que l’hématologue à Necker a disparu de la circulation peu après l’hospitalisation de ma mère. On avait rendez-vous en novembre et en janvier mais les analyses de ma mère n’étant pas alarmantes, j’ai laissé tomber devant le sempiternel message d’absence du service Hématologie de Necker.

Début février, la gériatre de Pompidou m’a expressément demandé de prendre attache avec un nouvel hématologue, ce que j’ai fait avec un rendez-vous pris pour le 23 mars. Le confinement bien sûr m’a faite repousser ce rendez-vous qui, là encore, n’avait pas de caractère urgent. Coïncidence ou pas, c’est à ce moment-là que l’état de ma mère a commencé à s’aggraver.

Bref, je réserve un taxi et je prépare un dossier mastoc dont je ne suis pas peu fière : résultats d’analyses, courbes et graphiques faits-maison, comptes rendus d’hospitalisation, diagnostics, ordonnances… Aurais-je des prédispositions de secrétaire médicale ?…

17.30. Je regarde mon tapis de gym et ma Wii, médusée, comme une poule qui aurait trouvé une fourchette dans son nid : j’ai voulu m’échauffer en faisant mes étirements habituels mais j’ai vite arrêté quand une douleur vive s’est emparée de mes cuisses, de mes fesses et de mon coude gauche…

J’essaye de réitérer mais l’aboiement qui s’échappe alors de mes lèvres ne me laisse plus aucun doute : fibromyalgie 1/moi 0. Mes muscles, mes nerfs, mes tendons viennent de me mettre un bon taquet avec leur pétition ‘A bas la gym !’ et je dois capituler. Seuls les abdos et l’aérobic sur la Wii restent encore praticables.

J’espère que cela va passer. Mais n’ayant toujours pas recouvré la pleine jouissance de ma main gauche, surtout de mon pouce, qui est partie en sucette l’an dernier, je n’ai que de mauvais augures… Me voilà bien déconfite. Si j’en avais la force, j’en pleurerais.

20.00. C’est Ibiza dehors. Je ne saurais dire où se planque David Guetta, dans l’immeuble d’en face après le parc ou dans le parc lui-même car la musique se réverbère de partout. Le week-end dernier, déjà. Et ça braille sur les balcons, ça danse… Merde, un revival des happy-hours !

LES ZOMBIES SAUVENT LA PLANETE

– Oh ils ont prolongé le confinement !

– Et tu sais depuis quand on est confinés ?
– Euh…huit jours ?
– Seulement à Paris ?
– Peut-être à Marseille aussi ?
– Bah dans le monde entier, je dirais.
– Je ne te crois pas, ils n’ont pas le droit !

Comme je sens la moutarde me monter déjà au nez, je change de sujet… Son délire de persécution n’a aucune limite. Elle ne reconnaît aucune autorité, qui plus est si celle-ci porte un uniforme, elle s’estime brimée, lésée en permanence, en révolte contre tout, tout le temps. C’est bien, la résistance en temps de guerre mais bon, en 2020 pendant une crise de cette ampleur, c’est lourdingue.

Mercredi 15 avril 2020 – CONFINEMENT J+30

9.20. Plus d’asperges à Franprix, la saison aura été très courte. Dommage, j’adore les asperges, ça fait faire pipi toutes les dix minutes et ça sent le soufre…

Je me rabats donc sur les petits navets avec le secret espoir de les caraméliser aussi bien que Kevin… Quel talent il avait, quand même ! Sa cuisine était – et est toujours – une merveille, c’était d’ailleurs cela que je voulais associer à mon concept lorsque j’ai monté ce projet de restaurant.

Mais c’était sans compter sur son égo qui, comme tout chef de cuisine qui relève de l’excellence, était surdimensionné. Même si j’ai été claire avec lui dès le début, il a toujours rechigné à faire MA cuisine qu’il considérait comme indigne de lui. Même si notre clientèle lui a prouvé que c’était une réussite, il était frustré de ne faire, selon lui, qu’une cuisine de magazines féminins.

Maintenant qu’il a les coudées franches, je lui souhaite de trouver un poste où il pourra s’épanouir professionnellement. J’espère toutefois qu’il parviendra à mettre sa fierté dans sa poche si, en cette période stérile en matière d’embauches dans la restauration, le seul emploi qu’il retrouve est celui de chef d’une cuisine qu’il abhorre, type fooding ou brasserie. C’est vrai que cela serait un gâchis mais si cela paye le loyer dans un premier temps…

10.30. Un mail du liquidateur qui m’informe de la tenue d’une audioconférence le 28 avril avec le juge-commissaire pour ouvrir les potentielles offres de rachat de notre restaurant…

La première question qui se rue à moi : QUI VA BIEN POUVOIR FAIRE UNE OFFRE DANS LE CONTEXTE ACTUEL ?!

Admettons, un potentiel acheteur met 80.000 euros sur la table ce qui, c’est vrai, est une très bonne affaire mais, deux mois avant de rouvrir puis un an à moitié voire au tiers du chiffre d’affaires qu’il aurait dû faire hors covid tout en payant ses charges, la trésorerie est tellement incommensurable que ce n’est pas viable.

Donc pour moi, c’est tout vu.

Ah Mère Nature ! Quel magistral tour de force tu as réussi ! La planète entière est à genoux et toi, tu as enfin pu combler ta couche d’ozone qui avait trop morflé. On savait que tu allais te rebeller, que tu ne pourrais plus encaisser sans broncher les abominations que l’on a eu de cesse de te faire subir année après année. Et ce ne sont pas nos minuscules tentatives de changement qui ont pu te convaincre du contraire.

Tu nous as prévenus, pourtant, tu nous as envoyé les grandes guerres, la peste, le choléra, le sida mais rien de tout ça n’a pu endiguer les ravages de l’expansion de notre activité consumériste. Et ce qui t’a mis le plus en colère, c’est qu’en à peine 100 ans, nous avons presque détruit toute l’oeuvre que tu as patiemment construite en près de 600 millions d’années. Normal que tu nous aies considérés comme des sauterelles ravageuses, une espèce nuisible qu’il fallait réguler.

Donc, l’idée du virus était la bonne car il touche à l’unilatéral sans distinction de frontières, de races, de genres ou de religions. Comme quoi, c’est bien la preuve irréfutable que tous les êtres humains sont égaux… Les virus ne sont pas discriminants.

Mais le peu d’effet sur notre courbe démographique a dû te faire cogiter à nouveau : qu’est-ce qui pourrait faire s’arrêter l’activité humaine assez longtemps pour te permettre de respirer ? Quelque chose de hautement contagieux, létal, sans vaccin et qui mute rapidement ? Quelque chose de machiavéliquement ironique qui se transmette par le biais de ce qui fait notre humanité ? Quelque chose qui tue plus particulièrement les vieux pour laisser la place à la prochaine génération qui pourra en tirer les bonnes leçons ?

C’est réussi. Mais t’es-tu posé la question, Mère Nature : est-on capable justement d’apprendre la leçon ? Qui te dit qu’une fois que l’on maîtrisera la situation, on ne repartira pas de plus belle sans rien changer ? Quel feras-tu si le rebond de la consommation post-corona refait un trou dans ta couche d’ozone ? Quel est ton plan de bataille, Covid-20 ? Contagieux et mortel à 100% ?

Ou The Walking Dead… Car les zombies ne polluent pas, eux.

Voici la traduction d’un passage du film World War Z que je trouve tout-à-fait de circonstance :

«…Le problème avec la plupart des gens, c’est qu’ils ne croient pas que quelque chose puisse arriver jusqu’à ce que ce soit déjà là. Mère Nature est une tueuse en séries. C’est la meilleure, la plus créative. Mais comme tous les tueurs en séries, elle ne peut s’empêcher de vouloir qu’on l’arrête. A quoi bon tous ces crimes géniaux si personne ne les revendique ? Alors, elle laisse des miettes derrière elle. Le plus dur, c’est de reconnaître ces miettes comme étant des indices. Parfois, ce que vous prenez pour l’aspect le plus brutal du virus est en fait la faille dans son armure. Et elle adore déguiser ses faiblesses en forces. C’est une saloperie…»

Saloperie ou pas, moi je veux croire qu’on a compris le message et que notre conscience collective s’éveillera pour changer les choses durablement. D’ailleurs, moi je suis prête à rallier mon Montana chéri par bateau (quand on connaît mon mal de mer sur une péniche amarrée, on peut saluer l’effort) puis par train et par Mustang (le cheval, pas la voiture) en fin de parcours. Plus green que moi, tu meurs !

18.00. Je regarde par la fenêtre, c’est l’heure de pointe dans ma rue. Il y a même des petits groupes qui se forment :

– Bonjour Madame Machin, comment ça va ?
– Bien, et vous ? Alors, on se promène avec les enfants ?

La distanciation, on vous a dit que c’était un mètre, pas dix centimètres ! Et pan, voilà que je te claque la bise, un comble ! Vous arrivez d’où, de Mars ?!

Ou alors, ils n’ont ni la télé, ni la radio, ni internet, ni familles, ni amis… J’en doute fort, je crois simplement qu’ils s’en foutent.

Je te l’ai dit, Mère Nature, on ne met un feu rouge à un carrefour que lorsqu’il y a un mort.

CHEF CUISINIERE DE L’ENFER

– Je mangerais bien du gigot…

Et je fais quoi du reste après l’unique minuscule tranche que tu auras mangée avec des haut-le-coeur à chaque bouchée ?!

Lundi 13 avril 2020 –CONFINEMENT J+28

La confection des repas a toujours été très compliquée. Déjà, parce que nos régimes alimentaires diffèrent (moi strictement végétarienne sans gluten et elle hyper-protéines/glucides), ensuite parce que les infimes quantités qu’elle accepte d’ingérer ne me laisse pas beaucoup de latitudes. J’ai bien pensé à cuisiner d’avance et à étaler sur la semaine mais, complication suprême, si jamais je lui ressers le même plat le lendemain, je me le prends en pleine poire !

Je dois donc cuisiner en one-shot, en infime quantité pour elle et différent pour moi. De plus, je dois souvent manger en cachette car elle n’arrête pas de lorgner sur mon assiette :

– Je voudrais manger comme toi…
– Ne touche pas à mes concombres ! Le docteur a dit que ce n’était pas assez nourrissant pour toi, Maman, tu dois manger en priorité de la viande et du pain.
– Bah pourquoi tu n’en manges pas ?
– Je t’ai expliqué un milliard de fois que je suis allergique !
– Mais je peux quand même manger des concombres ?
– Oui, quand tu auras fini tes deux chicken-wings. Ce dont je doute si tu manges des concombres avant.
Alors, je lui ai donné ce sur quoi elle lorgnait et ça n’a pas fait un pli, au bout de trois bouchées :
– Ça m’écoeure, j’ai pas faim, j’ai des nausées.
– Tu te rends compte que quoique je mette dans l’assiette, c’est la même comédie ? Tu vois bien que c’est dans ta tête !

13.00. Le combat de coqs habituel prend ce midi des allures dantesques. Et me voilà repartie dans un tourbillon de colère qui s’alimente au mur des lamentations qu’a érigé ma mère. Je ne sais pas si c’est parce que c’est Pâques aujourd’hui mais c’est bien ma fête, en bonne grosse cloche que je suis.

J’ai même l’impression que c’est de pire en pire et qu’elle ne fait que régresser chaque jour : elle refuse désormais presque toute nourriture et passe la journée allongée dans son fauteuil à gémir, les yeux dans le vide.

Je prends le temps de me calmer puis je vais la voir dans sa chambre. Il me reste une ultime solution que je veux lui soumettre. Ai-je en tête qu’elle acceptera mieux si je lui en fais part avant au lieu de la mettre au pied du mur ?

– Maman, que penses-tu si je fractionne tes repas tout au long de la journée ? Au lieu d’avoir trois gros repas et un goûter, tu aurais six collations. Bon, même si l’expression ‘gros repas’ est très mal choisie dans ton cas.
– J’en pense rien. Laisse-moi mourir en paix.
– Bah c’est pas possible. Pas sous mon toit.

Je remballe donc mes dents avec la ferme intention toutefois de mettre en oeuvre ce système de collations dès demain. Je n’ai plus grand-chose à perdre, de toute façon.

ET SI J’ALLAIS A LOURDES ?

Samedi 11 avril 2020 – CONFINEMENT J+25

« Ma vie est un miracle » par Bernadette Moriau. J’écoute cette dame à la radio parler de son livre qui retrace sa maladie, le syndrome de la queue de cheval, qui l’obligeait à consommer de la morphine comme des tic-tacs et à marcher dans un carcan à la Robocop, et surtout de sa guérison miraculeuse après une visite à Lourdes.

Même si je ne peux pas comparer ma maladie à la sienne, je ne peux m’empêcher de compatir, voire même de ressentir son supplice à devoir ne serait-ce que poser le pied par terre.

Surtout aujourd’hui. Je ne sais pas trop si je me suis claqué un truc ou si c’est ma fibromyalgie qui se rappelle à mon bon souvenir mais j’ai mal absolument partout, des cervicales au talons.

Je déclare donc un férié de la Wii-gym. C’est bête, ça commençait à porter ses fruits avec l’esquisse de muscles dont je ne soupçonnais même pas l’existence il y a un mois.

Bref, comment ça se passera lorsque ma maladie évoluera ? Accepterai-je le fauteuil roulant ? Et si je n’ai personne pour s’occuper de moi, où vais-je aller ? En EHPAD avant l’heure ?

Ou à Lourdes, moi aussi ?…

APPEL DE LA GERIATRE

Jeudi 9 avril 2020 – CONFINEMENT J+23

– Bonjour, je suis la gériatre qui suit votre maman à l’hôpital. Je vous appelle car j’ai reçu ses dernières analyses qui sont très mauvaises : comment va-t-elle ? Elle n’est pas morte ?

Euh… non… Attendez, je vérifie… Si si, elle est toujours en vie. Moi, c’est limite mais bon…

La doctoresse de ma mère m’a déjà appelée hier, tancée par le labo qui s’affolait des taux extrêmement bas de ses globules blancs et de ses plaquettes, c’est rigolo, elle m’a posé la même question…

Ma mère est un cas, je vous l’avais bien dit. Toutes les analyses révèlent bah qu’elle devrait être morte mais ce n’est pas le cas, à part son asthénie qui s’est accrue. Pff vous me mettez le doute, maintenant… Non, je vous assure, elle n’a pas d’hémorragie spontanée, pas de fièvre et elle a encore la force de m’emmerder chaque jour, donc…

Oui oui, j’ai bien compris, à la moindre alerte, je vous appelle et vous l’hospitalisez. Merci, au revoir, docteur.