« Bonsoir, messieurs dames, vous pouvez consulter notre carte en scannant le QR Code que voici, je reviens dans un instant prendre votre commande. »
Je tâte, dépitée, mon téléphone préhistorique dans mon sac mais je finis par remonter le menton d’un air bravache et demander à la cantonade si quelqu’un veut bien me faire la lecture. Si j’étais venue dans ce restau avec ma mère, bah on serait reparties.
Lundi 3 août 2020
Réunion du Scoobigang samedi soir, sur la terrasse de ce restaurant ultra-moderne, donc. Ça faisait un bail ! Andrew, Mimine et Timothy ont répondu comme un seul homme à mon signal de détresse où j’indiquais vouloir entrouvrir la porte de la grotte dans laquelle je me suis sordidement refugiée depuis trop longtemps, maintenant.
La soirée sous l’étendard « Il faut sauver Bichette » aurait pu consister en un étrillage en bonne et due forme mais les bien meilleures armes que sont le rire et la dérision ont été préférées. Ainsi, pas d’inquisition moralisatrice, pas de sonnage de cloches, pas de bourrage de mou à coups de mantras.
Et c’était ce qu’il me fallait. Car j’en ai un peu marre, en ce moment, qu’on me dise ce que je dois faire, pas faire et d’une façon générale, marre du gouvernement et de ce bataillon d’experts sermonneurs qui ramènent leur fraise à propos de tout. Un salmigondis de recommandations infantilisantes au possible. Ils vont bientôt nous dire comment chier, comment clamser, comment dire des insanités sans passer pour l’antéchrist. Bref, je suis un bon soldat dans l’âme mais là, ras le pompon.
Ma petite rébellion pourrait augurer d’une première marche gravie dans mon processus de sortie de grotte. Peut-être. Mais bon, j’ai entrouvert la porte, certes, mais c’était parce que cela sentait le moisi et que j’avais besoin d’oxygène.
Et ce grand bol d’air, le Scoobigang me l’a apporté sur un plateau, en même temps que ma burrata à la truffe et de multiples verres de Crozes-Hermitage. Un moment d’un réconfort inouï qui m’a rabibochée avec le monde des vivants. La légitimité d’être à ma place, d’appartenir à un tout.
C’est rassurant de constater que certaines choses ne changent pas, que l’amitié, même en pointillés, ne perd pas une once de sa valeur et de sa force lorsqu’on se regarde dans les yeux et que l’on éclate de rire à l’unisson.
C’est revigorant aussi de remarquer que d’autres choses peuvent changer et que ce n’est pas la fin du monde pour autant. Mimine a eu un coup de blues. Elle qui d’habitude est un monument de retenue, d’une placidité inébranlable, s’est enfuie à un moment donné pour cacher son émotion, après un échange de propos qui n’avaient malheureusement pas ce but-là quand ils ont éclos.
Je l’ai rejointe, elle s’est confiée. Je me suis bien gardée de lui faire ce que je déteste qu’on me fasse, c’est-à-dire de la gaver de conseils aussi creux que vains. Je l’ai simplement prise dans mes bras – fuck le Covid – et je lui ai dit qu’elle avait de la chance de ne pas être blasée comme moi. Son émotion m’a touchée et je l’ai trouvée belle dans ce nouvel apparat.
– Je me sens nulle. Comparé à ce que tu vis en ce moment, j’ai honte de m’apitoyer sur mon sort…
– La douleur ne se compare pas : quand ça fait mal, ça fait mal, point !
– Mais on était censés ce soir te remonter le moral à toi, pas à moi…
– Billevesées ! Allez, je sais que tu es forte, tu sauras retrouver ton chemin. En attendant, ma copine, on se fait l’after chez moi ?
After qui s’est terminé aux premières lueurs du jour. Comme au bon vieux temps ! Ainsi, rires, chants et chorégraphies improbables, gnôle débusquée au fin fond d’un placard, petit frichti improvisé à cinq heures du mat par Timothy, dépité de prime abord par le dénuement du contenu de mon frigo – bah oui, c’est frugal, une végétarienne au régime – et l’on s’est quittés à force embrassades – re-fuck le Covid – non sans s’être copieusement promis de se refaire ça dès que.
J’ai alors dormi deux petites heures, pas plus car j’étais un vrai ressort dans le lit. Etonnamment en forme, j’en ai profité pour faire mon ménage. Puis, la flemme. Pas de step, pas d’abdos, je suis restée en boule devant la télé pendant près de douze heures d’affilée. Et en y repensant, je n’ai que ces mots :
Ça fait du bien de revoir ses amis.
Ça fait du bien de rire.
Ça fait du bien de raconter des conneries.
Ça fait du bien de mettre des sandales à talons et de marcher comme une fille.
Ça fait du bien d’avoir des ampoules aux deux pieds.
Ça fait du bien d’avoir une mini-gueule de bois.
Ça fait du bien de nettoyer après une grosse soirée, ça prouve qu’il y a eu de la vie dans cet appartement-témoin.